Bashkirtseff

Jeudi, 12 février 1874

Orig

# Jeudi, 12 février 1874

Une adorable journée, pas de cet astre qui donne la lumière et la vie. Je vais à la Promenade avec Dina (robe brune, bien). Les deux petites sont à cheval et la princesse, la Galve, la Labanoff, Zveguinzoff, plusieurs hommes entre autres le baron à la Promenade à pied. Quel beau bataclan ! Comme ils sont heureux, que je les envie, que je voudrais vivre comme j'aime ! Cela me désespère et je vais chez Bussi voir des parures en diamants. Depuis deux jours j'ai envie d'une parure en diamants, quelque chose de gentil. Il faut que toujours quelque chose m'occupe et que je désire quelque chose. Si ce n'est une selle c'est un chapeau, si ce n'est une parure c'est une robe, et lorsque j'ai tout cela j'invente quelque chose de plus nouveau. Je vais au bal masqué le Mardi Gras ! Voilà qui sera beau ! Maman l'a promis. Nous allons dans une loge, je voudrais que ce fût déjà mardi ! Je compte les heures.

C'est un plaisir tout nouveau pour moi ! Pour la première fois de ma vie je verrai un bal masqué. Nous y allons en grand secret. Personne à la maison ne le saura excepté ceux qui vont et ce seront je pense: maman, ma tante, Dina et moi. Je mettrai un domino, un voile de dentelles noires, un masque....

Quel bonheur !

Il fait froid aujourd'hui. A force de dire des bêtises et de les penser, je rougis pour qui donc ! pour Lambertye ! Et aujourd'hui même près du jardin public, j'étais à pied avec Hitchcock il m'a semblé que Lambertye venait et j'ai presque rougi, la respiration me manqua et je devins essoufflée. Ce n'est vraiment pas permis et je suis une bête sans pareille !

Aussi la faute est un peu, beaucoup à ce monsieur qui [Rayé: me] regarde assez pour troubler une plus brave que moi. Après tout ce n'était pas lui. Si je pouvais me venger de ses regards ! Oh ! mon Dieu permettez-moi de me venger ! Une vengeance innocente qui ne ferait aucun mal mais qui serait une vengeance !

Maintenant cet homme me trouble, me fait rougir, et pourquoi, je vous le demande ?! Pourquoi suis-je exposée à ses regards impudents !

Au moins si j'en savais la cause ! Mais non, n'importe quelle cause; c'est de la dernière impudence, c'est me compter comme rien, n'avoir aucun respect, aucune considération pour ma famille et moi ! Et tout cela parce que nous vivons comme des misérables ! Oh mon Dieu délivre-nous de tous ces ennuis,

tire-nous de cette position ! Aie pitié de moi ! Si on savait comme je me sens humiliée à chaque instant, partout, toujours.

[En travers: Je me plains de notre vie d'alors et cependant elle était brillante en comparaison avec celle d'à présent.]

Et cet homme aussi, il voit bien le rôle que nous jouons même à Nice, et ne cherche pas à être présenté (d'ailleurs par qui ??!) comme on pourrait le supposer par ses manières, mais il se contente de regarder lorsque l'objet se présente de lui-même, de regarder et de lancer un sourire impudent, impoli, grossier !

Je déteste tout le monde, je déteste le Bec ! Parce qu'on n'ose pas ainsi regarder le Bec, parce que le Bec a une belle position, parce qu'on cherche le Bec, parce que le Bec est fier et il a le droit d'être fier ! Tandis que moi, oh misère des misères ! Si je vivais comme les autres je ne ferais même pas attention à la grossièreté de ce comte, mais dans la position où je suis tout me semble injure, tout me semble raillerie ! Je sens que ça ne peut être autrement et je me consume en rage inutile et impuissante. J'aurais voulu faire battre devant moi, le baron, Lewin, Lambertye, le Bec et tous ces gens-là. Je voudrais les faire battre et les voir pleurer.

Il y a des moments où j'envie, je déteste et je rage !

[Dans la marge: (Ce n'est pas pour ces sentiments que je mériterai un changement).]