Bashkirtseff

Jeudi, 5 février 1874

Orig

# Jeudi, 5 février 1874

Je me fais coiffer par Allard, il me fait une très jolie tête, la moitié des cheveux relevés comme j'aime et l'autre pendante. Dina coiffée de la même coiffure a fait de l'effet avec ses magnifiques cheveux.

Simone lui a fait une robe d'après Worth, et vraiment très bien. C'est le concert de Nagornoff ce soir (robe grise et rose pas mal, face bien). Nous avons nos places au deuxième rang. Presque tous les Russes sont là, la moitié du bénéfice au profit de Samartseff J'étais tranquille car presque toute la salle était connue. Je suis allée parler à tous ces gens. Hélène est ignoblement mise et presque laide, elle n'a pas de sourcils, Madame, Mlle Filimonoff, M. Potemkine, M. et Mme Warrodel, Mme Antonsky, M. Barnola. Le prince Gagarine, le comte Markoff et M. Zibine sont les commissaires du concert. Tout le monde a été très aimable pour moi.

Devant nous se placent la princesse Labanoff et le Bec avec le baron et un autre. A mon grand étonnement j'ai vu que le Bec ne va pas d'une à l'autre oreille mais au contraire est si petit, si petit qu'on le voit à peine (cet après-midi, j'ai vu Gioia à cheval avec le baron Cartier, elle est ridicule). Le baron [Dans la marge: je nomme Woerman baron par dérision] se tourne et parle à maman puis à moi, il m'a même ennuyé avec ses discours, à l'entrée j'ai pris un petit bouquet de violettes que j'ai mis au milieu du carré, alors le baron (Woerman) me dit que les violettes sont très belles puis qu'il faut les mettre de côté.

- Pour un enfant tout va bien, dit maman.

- Cela m'est bien indifférent.

- Non, Mademoiselle, il faut les mettre de côté.

Alors je les ai mises de côté. Cet animal regardait mon cou et

je crois que je dois en être fâchée, car c'est par fatuité qu'il regardait.

- Je crois, Mademoiselle, que vous ne voulez plus me connaître, je vous ai salué plusieurs fois et vous avez fait semblant de ne pas me voir.

- Du tout, Monsieur, mais une fois vous ne m'avez pas saluée, une autre fois je ne voulais pas vous saluer la première.

- Quatre fois, une fois au quai Saint-Jean-Baptiste ! une autre fois à la Promenade, une troisième à l'avenue etc.

- Une seule fois, et les autres c'était involontaire.

Je ne me souviens plus comment j'ai dit, je sais seulement que j'ai bien dit et maman était contente.

Il me semble que le Bec (si ce n'est pas sa bouche, c'est son nez qui est un vrai Bec) se moque de moi. Ma tante dit qu'il m'admire. Je crois plutôt ce que je vois. Le baron me parlait toujours pour se vanter devant le Bec. Mais que je déteste ce Bec parce qu'il me semble qu'il se moque de moi. Que je voudrais le lui abîmer avec des confettis au carnaval !

J'ai fait une bêtise. J'ai donné moi-même le bouquet à Mme Silwanoff. Je serai déchirée par la Skariatine qui m'a regardée avec des yeux terribles ! Sa fille est une laide grimacière.

Au deuxième rang derrière nous étaient la princesse Souvoroff, Mlle de Galve et la dame qui a une suivante, la petite Galve est en bleu comme toujours et adorable comme toujours.

La Souvoroff doit être bête.

Je crois que j'étais ridicule en donnant le bouquet, on m'assure que non, mais je suis sûre que oui. Enfin, tâchons de l'oublier.

Le concert est charmant, Mme Connau chante à ravir, mais la Russe est fichée. Nagornoff joue admirablement et j'aime beaucoup le violon.

Il y a du très beau monde. Et nous avons beaucoup de connaissances, c'est le principal; des hommes aussi.

Je suis très contente d'y être allée.

Je crois qu'un jour je deviendrai folle, car je me semble si ridicule et il me semble qu'on se moque de moi, c'est un sentiment affreux ! Je voudrais m'en débarrasser.

A la sortie c'était très gai et je pars satisfaite. Ma robe et le bouquet m'empoisonnent la soirée.

J'oublierai.