Bashkirtseff

Mardi, 3 février 1874

Orig

# Mardi, 3 février 1874

Et on l'admire !

Miserere !

Faut-il qu'on soit bête !

Maman m'a acheté encore quelques livres, ce que je lis tout de suite, c'est "Louis XIV et son siècle." Le livre est ouvert devant moi, je regarde Buckingham, il est si beau. Il n'y a qu'un Anglais qui peut être aussi beau. Il n'y a rien comme un duc anglais, parisien; lorsque j'en rencontre un, n'importe où, même dans un livre, je m'enthousiasme et je l'adore... J'adore Buckingham. Il était aussi gros que Hamilton, [Rayé: j'adore] qu'est-ce que c'est qu'un homme maigre ! Je lis les aventures de Buckingham, je les dévore. Hamilton est un Buckingham moderne ! Mais le malheureux est lié par son honorable mariage avec une pairesse. Miserere ! Une Anglaise ne peut pas être belle, comme j'aime. Comme femme, il n'y a que moi, comme homme un duc anglais-parisien, mais il doit être gros, comme... Ham... comme Buckingham. Qui j'adore encore, c'est Néron.

Il est minuit presque, je lisais. Comme on voit que je suis

si jeune, dans quelques années un livre ne me fera pas veiller mais il me fera bâiller.

Comme je me crois sage ! Et comme je me moquerai de ma sagesse plus tard.

J'ai rêvé de Hamilton mais il n'avait pas sa figure.

Je ne suis pas allée me coucher, le prochain carnaval m'occupe et je vais en parler à Dina qui lit au salon à la lumière de la lampe de Joséphine.

Longtemps nous parlons, des costumes, de la société, surtout comment nous irons. Nous nous désolons sur notre vie, comme nous serons seules, ce sera ennuyeux en voyant tout le monde qui se connaît. Nous dîmes tant que tous retournent de Monaco par le dernier train et nous trouvent ainsi. Je descends souper, je me couche à deux heures du matin, regrettant sans fin ce bal manqué. C'est le meilleur de la saison et comme je suis fâchée que maman n'y soit pas allée ! Enfin.

Encore un temps gris et très froid. Je suis très enrhumée (conspirateur, bien). On a un si beau teint par ce temps.

Nous allons Dina, Paul et moi à la Promenade, il y a peu de monde, j'ôte mon conspirateur pour mettre la jaquette de Dina qui devient jolie sur moi. Je vais walk avec Hitchcock. J'entre chez Bussi pour regarder des perles, j'ai envie d'une paire de boucles d'oreilles en perles noires.

Nous aurons, je pense, quelque peine à nous débarrasser de Hitchcock. L'amour-propre lui manque au point qu'elle a dit: I think you won't go before March. Voilà une créature indigne même de détestation.

J'ai fâché papa en improvisant de mauvais vers à table, puis je commençai à dire comme je suis belle, ravissante etc. etc. d'abord il me dit que j'étais laide, puis il s'enragea et finit par crier. Comme je pense que je ne devais pas plaisanter avec lui, je suis allée faire la paix.

Quand je pense à notre vie je suis au désespoir. Dina a raison de ne pas aller au bal, y aller comme nous est chose abominable. Souvent j'oublie et j'adoucis les choses pour moi, mais la vérité nue se montre et me désillusionne, me désespère !..