Dimanche, 1er février 1874
# Dimanche, 1er février 1874
J'ai retardé pour l'église (je suis une créature indigne, je n'ai jamais encore retardé pour les trains du Tir aux pigeons). Vers deux heures, trois heures nous avons des visites, Mme Warrodel, les Filimonoff et M. Potemkine (robe bleue, en
dormie et fatiguée mais pas mal). Depuis plusieurs jours je suis très enrouée, je parle très bas et on ne m'entend pas, tant on est habitué de crier dans cette maison.
Vendredi sera notre jour. Il réunira le peu de poussière que nous connaissons, c'est beaucoup mieux que rien. Mlle Filimonoff se marie mercredi prochain, je voudrais que ma robe fût là. Nous allons à la musique, il y a beaucoup de monde, mais c'est triste, poussiéreux, vilain, Gioia a deux voitures, mais le museau de la Saxe me plaît mieux. Je ne puis jamais savoir au juste si Gioia me plaît, oui ou non
[Dans la marge: Je suis malade, je crois trop souvent, je note cela pour vérifier.]
Woerman n'est pas venu disant que maman n'a pas voulu le recevoir; elle était malade et ne pouvait pas le recevoir ce jour. J'ai fait semblant de ne pas le voir lorsqu'il salua aujourd'hui, mais maman et Dina rendirent le salut à son âme?
On ne voit plus le Bec, Woerman est seul et le comte de Lambertye dans le landau avec les Francia. Mais ce cher Bec amoureux a un autre, c'est-à-dire un troisième.
Je suis triste, je m'ennuie.
Maman a prié la princesse de dire à Hitchcock qu'on n'a plus besoin d'elle, et cette adorable étoile a dit que Mme Bashkirtseff doit le dire elle-même, alors Bête dit qu'elle le dit au nom de Mme Bashkirtseff, alors l'étoile dit qu'elle restera encore trois semaines, qu'elle n'a pas l'intention de partir avant mars. Voilà une adoration ! Encore cette canaille m'a volé deux mois.
Les projets du voyage en Russie sont, je pense, fichés. Cela m'a ôté toutes mes espérances et je suis encore replongée dans l'ennui et les ténèbres. Lorsqu'on ne voit pas ou du moins ne prévoit pas la fin on est bien malheureux. Je pensais aller en Russie, vaincre les ennemis, nous purifier et venir vivre à Paris comme j'aime. Mais les projets humains ! Hélas je vais répéter un proverbe vieux mais bête: "L'homme propose, Dieu dispose". C'est tout de même une vérité. Je suis punie pour mes: Ce que je veux, est fait. On fait ce qu'on veut. J'ai tout ce que je veux. J'aurai tout ce que je veux. Sincèrement je remercie Dieu d'avoir réprimé mon ambition et de m'avoir donné de bonnes leçons.
Presque rien de ce que je veux ne se fait.
A quinze ans, je suis brisée.
Je voudrais tant que ma mère aille demain au bal ! Elle ne
veut pas aller sans Dina et cette mule s'obstine. Je ne sais pas pourquoi je voudrais tant qu'elle y aille. Je me suis dit, si je trouve maman au jardin elle ira, mais sinon... Je descends et je la trouve dans la salle à manger les mains dans l'eau, Pitou l'a terriblement mordue. On doit croire aux bêtises, presque toutes se réalisent pour moi.
Moi, maman et Dina allons chez Mme Anitchkoff. Elle est étonnée et contente de me voir. Je vais chez elle une fois par an, à cause de ses détestables enfants. Je la traite en camarade et comme elle a beaucoup de respect pour moi, je me plais assez avec elle.
J'ai fini "La Vallière". Houssaye est monotone, cependant je le lis avec plaisir et il se lit à vapeur.
Je vais avoir "Les courtisanes du monde" après "Nickleby" pour que Houssaye ne m'ennuie pas si je les lis après "La Vallière".