Dimanche, 18 janvier 1874
# Dimanche, 18 janvier 1874
Nous avons retardé pour l'église, nous passons chez Simone prendre ma robe blanche et on rentre. J'ai eu beaucoup de peine à me coiffer (robe brune, bien). Ma tante, moi, Dina et nous allons prendre les Striker, n° 1 vient avec nous et n° 2 avec Paul dans une autre voiture. Il n'y pas cet astre qui donne la lumière etc. Il fait frais adorable. Oh ! combien je préfère that sort of weather ! Je me sens libre, gaie...
Comme Paul et Striker ne venaient pas et nous avions déjà passé la villa Gambart nous regardions souvent en arrière et il m'a semblé que c'était eux que je voyais en ce moment, Dina a regardé à la lorgnette pour eux, mais oh terreur ! c'est le prince Furstenberg. J'espère au moins qu'il n'a pas vu le bino-eie.
Il n'y a pas autant de voitures cette fois et presque personne aux tribunes en fait de dames, et j'en suis bien aise, je ne suis pas misérable et écrasée. Mais encore il y a beaucoup de monde, et pour dire plus justement il y avait presque tout le monde de la dernière fois, mais en voiture. Lambertye a passé près de notre landau. Je ne le déteste pas aujourd'hui. Ça demande une explication. Eh bien, c'est très simple, il y a des jours où je ne puis pas le regarder tant je le déteste, je voudrais lui arracher les yeux, et il y en a d'autres où je le supporte très bien, aujourd'hui je le supporte.
Centifolia en noir, un chapeau du Directoire noir aussi, ravissant et original. Elle se place tout près de nous. Tous les hommes à sa voiture, le pauvre Emile d'Audiffret melts away auprès d'elle, il est transporté, souriant, inspiré. Il a raison, car elle est si belle. Ce n'est pas une beauté banale, il faut s'y connaître. Je parie chaque fois et je perds toujours, dans l'avant-dernière course j'ai pris Woerth et au dernier jump il est tombé comme mort, d'ailleurs ils étaient trois et pas un n'a sauté cette dernière barrière.
J'étais en ce moment près de la tribune avec Dina et Paul, we rushed au même instant et rencontrant Striker en route nous courons vers ce malheureux Woerth qu'on a relevé, il avait du sang sur le cou et la poitrine. Nous allons à la voiture, Dina reste avec n° 2 et Paul et moi, ma tante et n° 1 allons sur la tribune tout à fait en haut, de là on domine tout le turf. Avant de nous placer ainsi nous allâmes pour la première fois de ma vie dans le pesage même "où sa tête se confondit avec les autres," j'ai vu enfin le pesage, j'ai vu tantôt un champignon jaune, tantôt bleu se placer sur la balance; j'ai vu les chevaux qu'on sellait, j'ai vu comme on les montait, j'ai entendu les grands paris, j'ai... oh je ne sais plus ce que j'ai vu, seulement je suis contente. C'est au moins quelque chose de nouveau pour moi. Nous avons passé tout le long jusqu'à the military band. C'est une très bonne idée qu'ils ont eu d'avoir un orchestre, ça me rappelle Bade. Bade chéri !
Lorsque j'étais en voiture avant la deuxième course, Lambertye a encore passé, mais pas pour me regarder, (j'ajoute cela pour que en lisant ces bêtises plus tard je ne pense que ce malheureux passait toutes les fois pour moi; d'ailleurs je n'ai jamais pensé qu'il me regarde. C'est ma tante qui l'a remarqué la première). Il a sauté un petit ruisseau, j'avoue que je faisais les vœux les plus ardents pour qu'il tombât face dans la boue.
Ma tante le désirait à haute voix.
La dernière course (je vais remuer tous les programmes de courses que j'ai, je trouve son nom, il me semble que ce n'est plus maintenant mais alors, je revois la journée grise et pluvieuse où il a dansé une ronde avec Mme Randouin etc.) était très intéressante, Roitelet au baron Finot (à propos du baron Finot je voulais absolument le voir, on dit qu'il est ici) et la Prasle à Barresse, étaient égaux jusqu'à la fin, ils se sont disputés si vivement le prix que le cœur me battait, mi sono levata sulla punta dei piedi e non osavo respirare vorrei volare, la Prasle l'emporte mais de si peu que je ne le crois pas moi-même mais le numéro l'a indiqué. A grands sauts je descends de la tribune, par cela j'ai fait qu'on m'a regardée. Je n'ai pas mal sauté, mais avec grâce et comme une femme.
J'ai choisi pour diriger le cotillon avec moi n° 1; n° 2 en a presque pleuré, dit Paul.
Plusieurs tours à la Promenade. Mlle de Galve et Mlle Choupinski à la fenêtre. Lambertye sur le siège du monstre. Décidément je ne sais pas à qui est ce monstre très commode et original, cependant.
Paul arrange le cotillon, il colle, il arrange, il fait l'important. Misère. On a transformé le salon etc. etc.
Je ne m'en fiche pas mal ! Qu'est-ce que cela me... En montant sur la tribune je pensais comme il montait (ils passeront l'hiver en Egypte) l'année dernière. Lorsque je passais la Gioia qui était assise sur sa petite terrasse avec la Soubise, je me suis souvenue, lorsque l'autre année en allant aux courses je le vis avec elle sur la même terrasse. Lorsque j'étais sur la tribune et j'ai regardé dans le pesage toutes ces têtes, j'ai pensé que j'ai vu sa tête, il y a quelques mois, là.
Je ne fais pas un pas sans qu'un souvenir ne se présente. Et dire que c'est une affection de rue ! Je dois absolument avoir un but, un intérêt et j'en avais un, et... oh ! la vieille chanson !
Si j'ai fait tant de bruit pour une affection de rue, que serait-ce donc si... Mais plus encore, si je le connaissais, si j'étais grande, s'il me faisait la cour et s'il se mariait, c'est alors que ce serait épouvantable ! Je suis encore bien heureuse. Aucun homme que nous connaissions ne m'a jamais plu. Et aucun de ceux que nous connaissons ne me plaira.
D'ailleurs je fais peu de différence entre les faces, à l'exception de quelques antipathies insurmontables. Un seul me plaisait, mais il n'est plus. J'aime tout le monde et personne. Ce qui est singulier que jamais un homme sans titre n'attire mon attention, jamais je ne trouve bien un homme qui n'est pas de première qualité.
Je suis heureuse aujourd'hui, j'étais aux courses pour aller pêcher quelque émotion, j'ai eu de "doux souvenirs", je suis inspirée, je voudrais m'envoler au loin, mon cœur semble vouloir sortir au dehors. Au moins j'ai senti quelque chose; je l'ai vu.
L'autre soir au théâtre je faisais la réflexion suivante. Comme les hommes sont d'étranges animaux, tandis que les autres êtres se contentent de manger, boire, danser et dormir, les hommes arrangent les différents sons de sorte à former des airs, ils les critiquent, ils trouvent que l'un est bien, l'autre mal, ils voient la différence entre un gros nez et un petit nez; ils distinguent les voix, ils distinguent les couleurs, ils savent ce qui est bon ou mauvais goût, ils inventent de tracer toutes sortes de petites lignes et marques et fleurs pour orner, ils étudient la manière de marcher, enfin ils inventent de bouger les pieds de sorte à former des pas, la plus petite différence se remarque, pourquoi un vieux chien ne veut pas se rajeunir, il reste vieux comme il est, tandis qu'un homme s'arrange, se poudre, se peint. Ce qui m'étonne c'est qu'ils voient les moindres choses, ils font des différences entre des tableaux, ils trouvent l'un trop clair, l'autre trop foncé, ils... et non, la matière est trop vaste pour moi, je comprends ce que je veux dire mais je sais pas l'exprimer et puis il faut dormir.
Ce stupide journal me prend sans cela trop de temps.