Bashkirtseff

Vendredi, 2 janvier 1874

Orig

# Vendredi, 2 janvier 1874

J'ai oublié de dire que hier on donnait "La Favorite" et que la prima donna est au-dessous de toute critique.

Comme c'est étrange ! Un jour s'est passé et l'année est finie. Je n'en reviens pas, comme de tout d'ailleurs.

Toutes les fois que je passe la villa Wittgenstein je m'aperçois de plus en plus de la frappante ressemblance qu'il y a entre le prince lui-même et le torchon marron qu'on a attaché au haut d'un pilier, placé près de la grille et de toutes sortes d'échafaudages; car ils reconstruisent quelque chose. Cette malheureuse Gioia a des manières déplorables.

Ayant reconduit maman et ma tante à la gare (le fou qui voulait se tuer est polonais, pauvre; il vivra) j'allai chez Delbecchi prendre des carnets pour continuer mon Journal.

Il y a aujourd'hui cet astre qui donne la lumière et la vie qui manquait depuis tant de temps à la bella Nizza Miserere.

Le jour du nouvel an, j'ai reçu les cartes de toutes les bêtes qui versent leurs sciences dans ma tête. Est-ce cela que je voudrais ! Non, ce n'est pas une telle nouvelle année que je désire enfin ! "Attendons, attendons, attendons encore le premier jour de bonheur".

Il y avait chez Mme Prodgers un bal où Mlle Avigdor a fait son entrée dans le monde. Mais que m'importe !

J'ai marché avec Hitchcock, j'ai rencontré aussi à pied la petite de Galve, avec son chapeau gris et sa robe grise elle est charmante, elle est bien faite et gracieuse. Elle a quelque chose de si doux dans toute sa personne, tout en elle est mou et égal. J'ai aussi rencontré M. Woerman avec les Labanoff comme toujours, je crois qu'il épouse la fille de la princesse Labanoff. C'est un charmant jeune homme. En rentrant dans une des rues qui mènent à la place Grimaldi M. Barnola est venu me parler, me souhaiter une bonne année, me dire que je deviens charmante et grande et et... etc. etc. etc.

Comme il est devenu vieux. Je suis très contente de moi ce dernier temps, je me trouve jolie et cela m'embellit. Il n'y a rien qui rende laide comme lorsqu'on se croit laide. Trop d'assurance nuit sans doute, surtout avec une face monstrueuse, mais je ne suis pas monstrueuse.

Il faut toujours se croire mieux que tout le monde.

C'est dommage que l'astre qui donne etc. ait fait son apparence. Ces trois quatre jours, le temps était foggy et il me semblait que j'étais à Paris. Cette voiture du comte Lambertye ne paraît plus, elle aussi me rappelait Paris.

Aussitôt rentrée je vais chez moi devant la grande glace, le dernier rayon du soleil couchant tombait juste sur ma figure, j'avais mon chapeau marron, j'étais très rose, sans être flushed. Ce rayon était rouge, mes cheveux devinrent d'une nuance feu, ainsi que mon teint, et je lui ressemblais tant. Je me suis inclinée à gauche, on ne voyait que les cheveux, le chapeau, la joue et un peu le nez, les nuances étaient comme lui, j'étais ravie.