Bashkirtseff

Samedi, 20 décembre 1873

OrigCZ

# Samedi, 20 décembre 1873

[Rayé: Je suis entre nous ce que l'on nomme un horrible petit bonhomme]

Mes enfants quelle adorable journée aujourd'hui. Pas de cet astre qui donne la lumière et la vie, douce, fraîche. Nous sortons en trois, moi, Hitckcock et Walitsky (robe brune, bien). J'oublie le principal !

Gioia est arrivée ! Gioia est arrivée ! Vive Gioia ! Cette chère femme; Dina l'a vue hier au théâtre car elle y alla avec Mme de Mouzay, sa fille, les Striker et mon frère avec lequel je ne parle plus à cause de ses impertinences, y allèrent aussi. Elle était dans l'avant-scène du premier, en velours noir, vieilles dentelles et diamants, grand chic mais on voit qu'elle n'est plus garantie contre l'incendie. C'est ce que m'a dit Dina. Et qui sait peut-être elle l'aimait, ce ne serait pas un amour ce qu'on nomme pur, mais tout de même un amour. Il faut juger tout à sa place et selon les circonstances. Elle l'aimait sans doute autant qu'on aime dans sa position. Chère Gioia, il me semble que je l'aimerais tant. J'aurais tant voulu lui parler. J'éprouve pour elle une sorte de tendresse.

Je ne l'ai pas vue à la promenade, il est vrai que j'y vais assez rarement et pour peu de temps, ce que plusieurs m'ont dit et de quoi je suis ravie. Car je ne puis me rappeler sans colère de ce que l'année dernière je me traînais toujours sur cette promenade. J'ai marché depuis le commencement de la promenade jusqu'à la maison, en route j'ai passé au London House à cet astre qui donne la vie et la gaieté.

Le soir je passe en famille, mais assise à part dans un coin obscur les bras croisés à écouter ce que l'on dit. J'aime quelquefois m'occuper à ne rien faire, mais c'est encore un travail car je pense toujours à ce que je pourrais faire et combien je perds de temps.

Ce soir j'ai pris du thé dans la salle à manger cosa rarissima. J'oublie encore que les Galve sont arrivés. J'ai vu le comte avec Lambertye cette petite horreur mais pas dégoûtante. Et suis-je folle ! J'ai rougi en les voyant. Enfin donc les bons bataclans sont là, c'est une consolation. Ce sont véritablement les seuls ici, propres et comme j'aime, l'entourage, les toilettes, les hommes et tout. Ce sont en quelques sorte mes idéals. Comme je suis malheureuse de ne pouvoir aller au Tir ! Car je crois qu'il vaut mieux ne pas y aller que d'y aller misérablement, je préfère pleurer chez moi, que de faire une misérable figure, là. Je suis ranimée par l'arrivée des tirs et des courses.

Le soir déjà j'ai attrapé un vieux journal et je lis:

- Un mariage tout à fait décidé. Le duc de Hamilton épouse lady Mary Montagu, la fille de Mme la duchesse de Manchester, une des plus riches et des plus belles héritières du Royaume Uni.

La vente de l'écurie du duc a eu lieu etc. La glace melted je fus très émue et j'ai presque pleuré, j'ai même pleuré. J'en suis honteuse, je ne fais que pleurer, c'est si bête !

Mais enfin je suis encore très bien off après cette catastrophe. Je suis même insensible, je trouve. Surtout hier et avant-hier j'étais, non, je suis comme cette eau dans laquelle on verse une goutte d'encre, la goutte se mêle on ne la voit pas mais l'eau n'est plus si limpide... Voilà exactement ce que je suis.

Je suis tout de même bien malheureuse.

Je me couche à onze heures.