Bashkirtseff

Mardi, 28 octobre 1873

OrigCZ

# Mardi, 28 octobre 1873

Oh quelle triste journée, jamais il me semble je ne me suis autant ennuyée. Miss Hitchcock, ma nouvelle institutrice écrit qu'elle sera à Nice samedi.

Brunet je ne sais pour quelle raison ne vient pas et moi contente je m'en vais shoot avec Paul. J'ai tiré plusieurs fois mais sans résultat, cependant une fois j'ai blessé au vol un oiseau, je manque le deuxième coup à cause de Paul qui m'ennuyait fastidieusement et me tirait le fusil toutes les fois que je voulais tirer. Il reprend cette fois le fusil, je pensais à le recharger mais le traître tire lui-même pour usurper l'oiseau que j'ai commencé; puis pour le punir on ne peut le retrouver car il a plu, une journée sombre et vilaine.

Maman ne va pas mieux, ces bourreaux de médecins ! Ils ont mis une mouche qui fait souffrir horriblement. Les meilleurs remèdes, c'est de l'eau fraîche ou de l'eau ou du thé chaud, c'est naturel et simple. Je n'ai aucune foi en [la] médecine, les médecins sont des pauvres bêtes qui remplissent des pauvres bêtes aussi de toutes sortes d'horreurs et de saletés. Si l'homme doit mourir, il meurt avec le secours de tous les médecins au monde, si au contraire il ne doit pas mourir il ne mourra pas si même il est tout seul sans aucun secours.

[Annotation: 1875. Il paraît que j'étais fataliste. Le suis-je encore ? Je ne sais pas au juste.]

Mais cependant moi-même je serais la première à accuser du manque de secours, mais je n'accuserai pas calmement, ce sera dans ma douleur, par un manque de fermeté, par faiblesse humaine.

Mais raisonné bien calmement, je trouve qu'il vaut mieux se passer de toutes les horreurs pharmacœticales [sic]. Je ne puis jouer du piano, par conséquent liberté complète and I avail myself of it. Nous allons avec Bête à pied, (robe verte, waterproof, bien) il pleut, mais j'ai mon manteau et l'en-tout-cas, nous allons prendre du raisin au London House pour maman. Je propose d'aller à la promenade, il y a personne, il pleut un peu, la promenade est délicieuse, nous allions arriver au bout lorsque Nadia se trouva fatiguée. Oh ! que je n'aime pas les enfants ! La villa Gioia est ouverte, on la vend, dit Auda à Bête, et Bête à moi:

- Gioia, dit-elle, s'est plusieurs fois trouvée entourée de dettes, elle trompait Hamilton à chaque pas. Lui, Hamilton est marié à l'heure qu'il est.

C'est ce que dit Auda à Bête, elle dit encore que Gioia est adorable chez elle sans chapeau.

Alors il est déjà marié, c'est sûr, c'est vrai.

La princesse s'est proclamée pendant notre marche à la promenade ma plus sincère et sûre amie, et j'en suis vraiment charmée. Nous fûmes forcées de prendre un cab car le vent souffle et la pluie devient forte. Dans quelques minutes nous ressortons encore mais en landau, mon chapeau est bien mais je suis dans un wretched state of mind que je ne puis rien comprendre.

Je suis heart-broken, jamais, jamais je n'ai été aussi miserable ! Rien ne m'intéresse, au point que j'ai pris le crochet et la laine de Nadia et j'ai tricoté sans lever les yeux pendant que nous étions à la promenade. J'ai laissé échapper un groan, Bête me demanda dix fois pourquoi. Nous avons chez Auda commandé une robe avec Bête pour elle.

- Parti, Bébelle, parti. Ah ! ! dit Bête en passant la maison Wittgenstein.

Moi: - Oh toi, Bébelle tu peux bien partir !

- Elle et lui, ajoutai-je.

En vérité ce Wittgenstein n'est pas digne de plaisanterie même.

Comme je voudrais avoir vingt ans en ce moment ! J'irais et je le trouverais, je le poursuivrais partout avec son épouse. Lui marié !!! Le gros roux, duc de Hamilton ?! Le meilleur buveur du monde ! Pauvre femme je te plains, un mari ivrogne !

L'ivrognerie est le vice que je préfère pour un homme. Et c'est celui que je voudrais que mon mari ait, plutôt qu'un autre. Qu'il se grise comme un cochon pourvu qu'il m'aime et que ce soit un homme lorsqu'il est hors des vins. Je serais heureuse avec Hamilton, mais une autre sera très malheureuse. Il était fait pour moi, je l'aimais, je l'aime tant. Qu'est-ce que cela me fait qu'il est marié, je ne pense donc pas dans une heure le cesser d'aimer. Et pour avoir une femme sur le dos il n'en est pas moins ce même duc de Hamilton. Mais vraiment rien n'égale ma tristesse !

On m'a ravie

Mon Eurydice

Rien d'égal A ma douleur Sort cruel Rien d'égal A ma douleur !

Je ne suis rien qu'une rêveuse insensible, sans avenir et pleine d'ambition, mais je vous aime à l'adoration, vivre sans vous me serait impossible ! Voilà un chant bien poétique, et il vient de "La fille de Mme Angot". J'ai épuisé mon répertoire de mots et je me trouve à sec pour dire combien je suis misérable to day. Mais time only can cure affliction.

[Annotation: 1875. Peuh ! Time can cure affliction . Voilà une bêtise ! Est-ce [que] deux années m'ont guérie ?]

C'est que ma affliction, c'est toute ma vie qui est renversée. Je l'avais préparée, arrangée et construite et voilà qu'en un instant tout s'écroule !

Enfin je deviens stupide !

"Ta douleur, du Perrier, sera donc éternelle ?"

Oui, je me répète sans cesse que j'avais tout arrangé, tout prévu, tout préparé et en un instant tout se brise, et je le répéterai longtemps encore, même lorsque j'aimerai un autre (ce me semble plus qu'impossible). Je me répéterai la même chose.

Dieu a voulu mettre un frein à ma langue audacieuse et me prouver que l'on ne fait ce que l'on veut.

[Annotation: 1875. C'est parfaitement vrai.

1880. Tout ça c'est des enfantillages ineptes d'une tête artificiellement exaltée.]