Bashkirtseff

Lundi, 13 octobre 1873

OrigCZ

# Lundi, 13 octobre 1873

J'étais à ma leçon d'anglais, la princesse vient me dire:

- Venez, venez vite, il est là, venez.

Je ne savais pas ce que c'était. C'est M. Barnola, il a été ravi de me voir, je reste quelque temps et je retourne à l'anglais. Je tenais le spelling-book cherchant ma leçon lorsque la petite Elder me dit:

- You know, the Duke of Hamilton is going to marry the daughter of the Duke of Manchester, very soon. Indeed, barbottai-je. ?

J'approche le livre plus près de ma figure car je suis rouge comme le feu, j'ai senti comme un couteau aigu s'enfoncer dans ma poitrine, je commençais à trembler si fort que je tenais le livre à peine, la respiration devient lourde et elle sort de ma poitrine tremblante comme un son, ce n'était que la respiration. J'avais peur de m'évanouir mais le livre me sauva. Je feignis [de] chercher pendant quelques minutes pour me calmer. Je disais la leçon d'une voix étouffée et interrompue par la respiration qui tremblait. J'assemble tout mon courage comme jadis pour me jeter du pont au bain et me dis qu'il faut me dompter. J'ai fait une dictée de cinq pages pour ne pas avoir le temps de parler. Avec délices je m'en vais droit au piano. J'essaye de jouer mais mes doigts sont raides et froids. La princesse vient me prier de lui apprendre le croquet:

- Avec plaisir.

Je réponds gaiement mais la voix et la respiration tremblent toujours.

La voiture vient, je cours m'habiller (robe verte, chapeau bleu), mes cheveux sont dorés, d'or, je suis blanche et rose comme une rose, fraîche comme la rosée, je suis jolie comme un ange, non, comme une femme. Nous sortons, la maison de Gioia est ouverte, il y a des ouvriers, des échelles, des maçons il m'a semblé des experts. Elle est partie, où ? Je suppose en Russie faire fortune ! Je pense tout le temps comment dire qu'il se marie, je n'ai pas la force, je suis malheureuse, pas malheureuse comme autrefois pour les papiers d'une chambre ou les meubles de l'autre mais réellement malheureuse.

[Annotation: 1875. Je ne fais que raconter simplement, cela était trop terrible pour que je le commentasse. Aujourd'hui même il y a presque deux ans de passés, je ne puis rien ajouter. Je relis ces lignes rougissant et frissonnant, mais telle est mon émotion que je ne sais pas dire ce que je sens. A quoi bon ? J'ai dit la chose. Il n'y a besoin de rien autre chose, on comprend mon trouble, tout ce que j'aurais pu dire serait faible, bête, cent fois moindre. Je me souviens que j'étais si étourdie, si étonnée, si hébétée de la nouvelle que regardant dans la glace, je me vis des yeux et un sourire d'insensée.]

Je propose d'aller au London House. Dina va faire un tour; je ne sais pas comment dire à la princesse que... car ils sauront un jour et il vaut mieux que je le dise moi-même. Je choisis un moment où elle va s'asseoir sur un canapé, je viens, [Rayé: tournée] la lumière derrière moi, on ne voit pas ma figure. Savez-vous une nouvelle, princesse, (nous parlons russe). Le duc de Hamilton se marie. Enfin j'ai dit ! Je n'ai pas rougi, je suis calme, mais ce qui se fait en moi dans mon fond !!!

[Une page blanche ]

Un ascenseur en forme de poule, chaque œuf que la poule pondra descendra du salon renfermant une personne. Pour monter on se mettra dans une coquille traînée par un cygne et les hommes sur un cheval de bois.

[Sur des feuilles de papier à lettre marqué M.B. ajoutées à la fin du carnet ]

Lundi 13 octobre 1873 (suite du livre n° 10)

Je me contiens. La princesse poussa mille exclamations d'étonnement.

- Qui vous a dit, quand, comment ? Mais c'est impossible ! Et vous ne l'avez pas dit jusqu'à présent ?!

- Je l'ai oublié.

- Non, vous n'aviez pas le courage.

Je ne suis pas en état de décrire tout ce qui s'est dit, la scène comique avec Dina, avec Paul qui lorsque Dina voulut lui annoncer:

- Paul, le duc de Hamilton se marie.

Le pauvre innocent pensa qu'elle veut lui remettre son rhume. Je suis follement gaie, Khalkionoff dîne avec nous. Papa crie et se fâche. Je suis gaie comme si j'avais hérité un million. Je crie, je ris, je dis des bêtises, des bons mots, je fais rire tous, mais Dina sait ce que [Mots effacés par une tache d'encre] la princesse.

- Ah ! Marie, Marie, vraiment j'en suis malade, tous mes plans se dérangent. Je pensais qu'il viendra cet hiver, qu'il deviendra amoureux de vous, qu'il chassera cette Gioia et puis, et puis !

Je m'étonne de mon courage et de mes forces !

Je dis bonsoir comiquement.

- Bonsoir, lost duchess, me dit Bête.

- Et maintenant, je crois, me dit-elle, avant, il lui donna des bijoux, tout, quels bijoux et ça devait être à toi Bébelle.

Elle cueilla en moi la jalousie. Oh ! cette femme, cette femme, cette femme ! Oh ! ma prophétie involontaire ! [livre n° 10, p. 109]. Oh ! pauvre moi ! Toute la journée j'étais étourdie, je n'eus pas un moment tranquille, je chassais ces pensées exécrables ! Mais dans ma chambre, la porte fermée, je suis seule, je suis libre. Je m'abandonne au désespoir, je me jette à genoux à la place où j'ai prié tous les jours, où je priais pour... enfin ! Et je fonds en larmes ! Je me regarde dans la glace, je suis jolie. Pourquoi donc ne m'aime-t-il pas ? Oh ! Sainte Vierge ! Je n'eus pas la force de rester à genoux, je me couchais les coudes et la tête appuyés sur mon fauteuil de prière. J'implorais Dieu, pourquoi ? ! J'étouffe, comme si des couteaux me coupaient la poitrine. C'est la première fois que je suis si malheureuse ! La mort d'un parent ne fait pas cet effet. Pour la mort on éprouve une douleur mouillée, ici c'est une douleur brûlante, sèche et vive !

La princesse m'avait dit ce soir:

- You were in love.

Je lui prouvais que non, qu'elle même disait qu'il est laid, affreux !

Ce matin encore je lisais son nom dans "Le Derby", je ne savais rien !

Oh ! si je pouvais être malheureuse pour une heure épuiser par des pleurs tout mon malheur dans un accès vif, chaud, brûlant, cuisant, affreux ! Mais non, je ne puis plus même pleurer !

Je suis condamnée à être martyrisée doucement. Je n'ai pas même la consolation de pouvoir penser à lui. Quelque chose me poursuit, m'agace, m'énerve, me torture. Je suis comme sur des charbons brûlants. Je suis folle ! Je l'aime ! Je ne veux pas cesser de l'aimer. Arrive ce qui arrive, je l'aime. Et ce qui augmente encore ma douleur c'est la jalousie. Ce sentiment affreux que j'éprouve pour la première fois ! Voilà donc ma place prise ! Oh ! cette femme est-elle belle au moins ? Sans doute ! Et le bonheur l'embellit mille fois plus ! Elle porte la victoire dans ses yeux, dans sa démarche, dans ses manières !

Je préférerais qu'il restât toujours avec la Gioia !

Je ne puis plus pleurer, je ne puis plus m'affliger ! Je ne puis penser à rien, je ne puis me rendre compte de rien. Je suis agitée, non pas même ! Je ne sais pas ce que j'éprouve. Oh ! mon Dieu, rendez-moi le désespoir !!!...

J'ai juré à Dieu me mettant à genoux que si... si ça n'est... pas vrai non, ce n'est pas cela, oui c'est ça. Oh ! non je ne sais rien. J'ai juré, je ne sais pas pourquoi, de ne pas aller deux mois au théâtre, sous aucun prétexte. Je suis dans un pénible brouillard. Oh ! mon Dieu rendez-moi le désespoir !

Oh ! Gioia, Gioia si je savais où tu es, je courrais chez toi cette nuit, te parler, pleurer, te dire que je l'aimais. Mais je n'ai même pas cette consolation, je n'ai personne à qui ouvrir mon âme. J'éprouve une douleur mortelle, et je suis seule, seule, seule ! Toute la maison est calme comme tous les jours, ils sont plus ou moins heureux, ils ne savent pas que moi qui demain paraîtrai devant eux gaie et souriante, moi, je suis enfermée seule avec le malheur.

Je suis femme par les sentiments, et je ne me moquerai pas de moi lorsque j'aurai trente ans ! Non c'est mon premier amour, mon premier désir, et ma première déception !

Ces choses-là ne s'oublient pas. Jusqu'à la mort je me souviendrai avec vénération... Oh ! quel bonheur, je pleure.

Voilà donc ce drame que je m'imaginais cent fois ! Je me représentais cette scène, mais je devais apprendre la nouvelle par un journal, enfin j'éprouve aujourd'hui ce que ma folle imagination inventait, il y a six mois.

Oh ! mon imagination, oh mon malheur !

[Annotation: 1875. Aujourd'hui aussi, à deux ans de distance, je pleure.

Je fais plus que pleurer. Je m'agenouille mais de même qu'alors je ne puis rester à genoux, je me couche par terre en sanglotant. Je suis plus calme maintenant, mais il y a un instant quand après les sanglots je me mis à rire, j'eus peur et, m'approchant de la glace, je vis une expression défigurée, si étrange que j'eus le frisson.]

Ce soir, ce soir même peut-être, il est chez elle, il lui parle, il lui dit qu'il l'aime. Comment est-elle ? J'aurais payé cher pour la voir. Tout ce que je puis dire n'est rien. Assez de dire qu'il se marie, je le perds pour jamais, il est mort pour moi !

Est-ce vrai ? Je veux encore douter, folle ! Il viendra à Nice cet hiver avec elle ! Que deviendrais-je ? Mon Dieu, mon Dieu ayez pitié de moi. Je priais tous les soirs, je priais tant, j'espérais, je demandais à Dieu le bonheur ! Oh ! Dieu tout-puissant faites que rien ne soit vrai ! Donnez-le moi ! Oh ! donnez-le moi ! Oh Seigneur ! Oh ! Sainte Vierge ! Miséricorde. Pitié, je vous en supplie !

J'ai un peu mal à la tête, ma gueule est sèche, mes yeux aussi. Il est dix heures, je vais préparer pour demain.

Que me reste-t-il à faire ? Oh ! si au moins je pouvais pleurer ! Voilà donc mon premier malheur ! Le voilà ! Je suis trop calme, mais il me semble qu'on a snatched something from me. Ce quelque chose, c'est l'espoir, c'est ce qui me faisait vivre, c'était ma nourriture ! Je n'ai plus rien, je n'ai plus de gouvernail. Je ne sais pas où aller, vers quoi, comment ! Je suis enveloppée dans un brouillard, je ne sais pas ce qui arrive. J'oublie, mais quelque chose me ronge !

Je dois être bien coupable pour être ainsi punie. Je n'avais pas assez de respect pour les aînés. Pour ma mère j'avais du respect mais j'avais des paroles dures et, même depuis ma promesse de changer, j'ai continué. Et voilà pourquoi je suis punie.

Je renouvelle ma promesse devant Dieu ! Qu'il me foudroie de toutes les calamités possibles si j'y manque. Oh si je pouvais espérer, que ne ferais-je ?

Je suis folle, c'est fini, fini, fini ! Il fallait mériter ce que je demandais. Oh si je pouvais retourner !

Mais folle, puisqu'il se marie, puisque dans quelques jours, demain même peut être il t'échappe pour jamais. Il aime, et cette fois sérieusement. Je disais moi-même qu'il sait ce qu'il aime, car il a vécu. Oh ! qu'elle est heureuse et, que je suis malheureuse !

Lorsque je pense à elle je comprends davantage, le brouillard s'éclaircit et je vois la jalousie, affreuse, sombre, envieuse, hideuse avec des instruments de torture. C'est tout ce que je vois et ce n'est qu'en pensant à elle que j'éveille en moi quelques sentiments.

Oh ! mon Dieu, pardonne une folle ! Pardonne-la, ne la juge pas trop sévèrement, elle est malheureuse. Jésus ayez pitié de moi ! Faites un miracle, vous qui avez ressuscité des morts, qui avez rendu la fille à sa mère, rendez-moi le !

Mais je n'en suis pas digne, plus indigne encore parce qu'en m'humiliant je pense que je fais beaucoup et que j'en espère des récompenses et je le fais par hypocrisie !

La princesse a dit qu'elle dessinera une caricature où elle représentera le duc comme un cochon qui rejette une perle, moi.

Je lui donnerais le bonheur, j'en suis sûre. Toute ma vie serait consacrée à lui. Tous mes désirs seraient portés pour prévenir les siens. Lui serait le but de mon existence, son bonheur le mien.

Monseigneur duc de Hamilton, tu ne sais pas ce que tu perds en moi ! Je ne puis pas croire qu'une autre peut te rendre heureux comme moi !

Mais que Ta Sainte Volonté, mon Dieu, soit faite.