Bashkirtseff

Vendredi 22 août 1873

OrigCZ

Vendredi 22 août 1873

Le matin on apporte mes bottines grises, elles ne vont pas très bien. On arrangera. Nous prîmes un landau et chez Worth essayer ma robe. Avant, nous entrâmes au magasin des Trois Quartiers, où je ne sais pas quoi, et ma tante acheta trois

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vêtements écrus brodés, pour maman, elle et Dina. Cet imbécile de marchand, je ne sais pour quelle raison, me parlait en anglais.

Chez Worth, ma robe est bien, cette fois je suis satisfaite. La demoiselle qui nous sert toujours, Mlle Augustine, proposa à ma tante de descendre et voir les toilettes: elles sont vraiment ravissantes. Ma tante a commandé une robe de soie et velours noir, garnie de jais et dentelles. Très belle robe: mille neuf cents francs. Je commence à m'habituer à Worth, je suis toujours mal à mon aise le premier temps que je vais dans une maison. Je commence aussi à montrer ce que je suis, ils me croient encore une petite fille simple, mais ils vont voir ce que je suis. Je veux montrer ma fantaisie dans toute sa splendeur, etc. Ils vont voir que je surpasse tout le monde en toilette, maintenant je ne puis faire usage de mon génie pour moi, mais plus tard je serai la reine de la maison.

Dorénavant je ne m'habille que chez Worth, tous les autres devant lui sont [Rayé: grotesques] des paysans.

[Rayé: Je ne connais pas encore Chevreuil, il faut l'essayer, on dit qu'il est sinon mieux, alors aussi bien que Worth.]

Je dois avoir au moins mille cent roubles par an, juste les revenus du petit bien Orel. Je vais tâcher d'obtenir cela. Car on ne peut s'habiller à moins de trois mille trois cents francs, et cela même est modeste.

Aujourd'hui on m'a donné l'adresse des chapeaux, Mme Mantel, il faut voir cela demain. Il est quatre heures, malgré mes protestations qu'il est trop tôt, nous allons au Bois. Jusqu'à aujourd'hui je n'étais qu'aux grandes promenades sur la grande allée, en octobre et novembre où il y a foule, mais aujourd'hui nous avons passé tout le Bois, le Jardin d'accli­matation, et le Trocadéro d'où nous vîmes tout Paris. Vrai­ment dans toute ma vie je n'ai (robe grise toile, bien) rien vu d aussi beau que le Bois de Boulogne, ça n'est pas une beauté [Rayé: sauvage] naturelle, sublime, non, mais c'est élégant, gra­cieux, riche. C'est comme une, je suis honteuse de la com­paraison, c est %%2025-12-07T12:00:00 LAN: PERIOD: "cocotte" = kept woman/courtesan - Marie's surprising simile for the Bois de Boulogne%% comme une cocotte de qualité extra-fine. L'art est si parfait, que c'est la nature.

Ça n est que vers six heures que nous revînmes sur la grande avenue qui aboutit au lac. Mais il n'y avait pas beaucoup de monde, une minute, pluie, l'autre beau temps. Nous avons fait fermer et ouvrir six fois la capote. Vers sept heures beau­coup [Rayé: de voitures] d'hommes. Parmi eux il y en avait en

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voitures très élégantes, le reste %%2025-12-07T12:01:00 LAN: PERIOD: "courtisanes" = courtesans/high-class prostitutes - Marie observes them in Bois%% des courtisanes.

Nous sortions de l'hôtel le matin et nous avons rencontré le prince de Mme Bravura, nous l'avons vu encore hier. En retournant par les Champs-Elysées, ma tante dit:

- Voilà les Boyd et Berthe.

Je me dépêche de regarder mais la voiture passe vite, j'ai le temps cependant de voir que c'est bien Berthe. Je ne sais pas si elle m'a reconnue. Elle est toujours la même, aucun chan­gement. Je fis tourner notre voiture, mais ils descendirent près d'une maison et lorsque %%2025-12-07T12:04:00 LAN: EXPRESSION: "a leur hauteur" = level with them - carriage positioning phrase%% nous avons été à leur hauteur je ne puis que voir Berthe sous la porte dans l'obscurité. Je voudrais bien lui parler ! %%2025-12-07T12:02:00 LAN: MARIE-QUIRK: "son duc" - Berthe's aristocratic admirer, shows Marie's awareness of romantic intrigues%% A-t-elle toujours son duc ? Elle est devenue plus laide, d'ailleurs je ne l'ai pas bien vue.

Je m'étonne où %%2025-12-07T12:03:00 LAN: MARIE-QUIRK: "canaille" = scoundrel/rascal - Marie's pet insult for Duke of Hamilton, affectionate anger%% cette canaille peut être ? Je vois tout le monde excepté cet animal, où peut-il bien être ? A Paris, il me semble on devrait le voir. C'est une canaille qui ne reste pas sur place, il lui faut voyager à cet imbécile, comme si il ne pouvait pas rester à Paris. Il est peut-être couru après sa belle biche en Russie, qui sait, d'un fou comme cela on peut tout attendre ! Je ne la vois pas, elle.

Ce soir, nous attendions les clefs, lorsqu'un monsieur passe et comme cela se fait toujours soulève son chapeau car nous avions barré le passage.

- Il est au moins poli, ai-je dit.

- C'est un Français, dit Dina.

- Non, un Russe.

- Un Anglais en ferait tout autant et plus.

- Oh non, Hamilton est-ce qu'il ferait cela ? Et Hamilton est ton préféré.

- D'abord vous ne connaissez pas Hamilton et puis vous ne vous êtes jamais trouvées avec lui en pareille circonstance. Peut-être il ferait la même chose, et même plus.

- Qui Hamilton ?

- Mais vous ne le connaissez pas, on ne peut pas juger des gens sans les connaître.

Ici j'ai trop dit, mais en réalité seulement assez. Je ne pouvais empêcher un sourire quand je parlais.

Dîner au restaurant russe; à sept heures nous dînons dans un petit salon à part. Vers la fin, quand on a mangé, il y a place pour la conversation. J'ai tout de suite pris la parole. Je n'y manque jamais. Nous sommes avec ma tante comme dans un vaudeville, il y a toujours une tante ou un oncle et des neveux.

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Le soir nous avons fait une promenade sur les boulevards et la rue de la Paix.