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Mais je n'ai pas assez parlé de la Russie et de moi, c'est le principal. Selon l'usage des familles nobles habitant la campagne, j'eus deux institutrices, une Russe enseignant la musique et la danse et l'autre, française. La première, russe, dont j'ai gardé la mémoire était une Mme Melnikoff, une femme du monde, instruite, romanesque et séparée de son mari, se faisant institutrice par coup de tête après la lecture de nombreux romans. Ce fut une amie pour la maison, on la traita en égale. Tous les hommes lui faisaient la cour et elle s'enfuit un beau matin après je ne sais quelles histoires romanesques. On est très romanesque en Russie. Elle aurait pu dire adieu et partir naturellement mais le caractère slave, greffé de civilisation française et romans, est une drôle de machine. En femme malheureuse, cette dame a tout de suite adoré la petite fille qui lui était confiée. Moi je lui ai rendu son adoration par esprit de pose, déjà. Et ma famille gobeuse et poseuse a cru que ce départ devait me rendre malade, on me regardait ce jour-là avec compassion et je crois même que grand-maman a fait faire un potage exprès, un potage de malade.
Je me sentais devenir toute pâle devant ce déploiement de sensibilité. J'étais du reste assez chétive, grêle et pas jolie, ce qui n'empêchait pas tout le monde de me considérer comme un être qui devait fatalement, absolument, devenir ce qu'il y a de plus beau, de plus brillant et de plus magnifique. Maman alla chez un Juif qui disait la bonne aventure:
- Tu as deux enfants, lui dit-il, le fils sera comme tout le monde, mais la fille sera une étoile.
Un soir au théâtre, un monsieur me dit en riant: "Montrez vos mains, Mademoiselle, oh ! à la façon dont elle est gantée, il n'y a pas à en douter elle sera terriblement coquette". J'en restai toute fière.
Depuis que je pense, depuis l'âge de trois ans, (j'ai tété jusqu'à trois ans et demi) ma pauvre tête est remplie d'aspirations vers je ne sais quelles grandeurs. Mes poupées étaient toujours des reines ou des rois. Tout ce que je pensais et tout ce qu'on disait autour de maman semblait toujours se rapporter à ces grandeurs qui devaient infailliblement venir.