Bashkirtseff

Dimanche 22 avril 1883

Orig

# Dimanche 22 avril 1883

Il n'y a eu deux pastels reçus avec n° 1. Le mien et celui de Breslau.

Le tableau de Breslau n'est pas sur la cimaise. Mais son portrait de la fille de l'administrateur du "Figaro" est sur la cimaise.

Mon tableau n'est pas sur la cimaise non plus, mais Tony assure qu'on le voit très bien et que le tableau qui est dessous n'est pas grand. La tète d'irma est sur la cimaise et dans un angle, par conséquent place d'honneur. Enfin il dit que j'ai une bonne exposition.

Seulement comme le tableau n'est pas sur la cimaise Machiavel me souffle un moyen. Je viens d'écrire à l'excellent, au naïf architecte une lettre ou je lui dis qu'il se trame contre moi une machination dont le résultat serait quelques lignes désobligeantes de Wolff sur mon exposition.

Wolff ne me connaît pas et n'aura pas de raison pour ne pas accueillir ces renseignements d'autant plus qu'ils lui seront fournis par un monsieur qui... Mais c'est trop long à expliquer. Enfin vous qui connaissez Wollf si vous pouviez parer ce coup bien monté etc. N'est-ce pas abominable d'avoir à lutter contre tant de malveillance avant même d'avoir du talent. Ça donne envie d'enrager le monde et je voudrais bien avoir du talent et des articles ! Ce n'est pas chrétien mais tant pis !

Nous verrons si ça servira à quelque chose. C'est écrit avec une mauvaise plume, il y a des pâtés, enfin j'ai l'air d'être en proie à une vive émotion.

Comme presque tous les soirs il y a du monde à dîner, les Engelhardt, Dusautoy, ou la princesse ou, tout ça ensemble. Je les écoute et me dis que voilà des gens qui ne font rien et qui passent leur vie à dire des niaiseries ou des potins. Ils sont plus heureux que moi... Leurs tracas sont autres et ils souffrent autant. Et ils ne jouissent pas autant que moi de tout. Une quantité de choses leur échappent, des riens, des subtilités, des reflets qui sont pour moi un champ d'observations et une source de plaisirs inconnus du vulgaire. Mais aussi je [Mots noircis: suis peut] être plus sujette que beaucoup à ces contemplations, des grandeurs de la nature autant que des mille détails de Paris. Un passant, une expression d'yeux d'enfants ou de femme, une annonce, que sais-je ? quand je vais au Louvre, traverser la cour, monter l'escalier par le sillon tracé par les millions de pieds qui l'ont foulé; ouvrir cette porte, et les gens que l'on y rencontre, on leur prête des histoires, on les suit dans leur être intime, on se représente leur vie; en un instant, puis d'autres pensées, d'autres impressions... Tout cela s'enchaîne et tout cela est divers. Il y a là sujet à ... Est-ce que je sais. Et si depuis ce grand malheur je suis moins que tout le monde, il y a peut-être des compensations...

Oh ! Non. Tout le monde le sait et la première chose que l'on doit dire en me nommant: elle est un peu sourde vous savez ? - Je ne sais comment je puis l'écrire.