Samedi 7 avril 1883
# Samedi 7 avril 1883
De toutes les personnes venues aujourd'hui je ne parlerai que d'une, Mme Presseq. Elle a bien cinquante ans peut-être, des cheveux presque encore noirs et de beaux yeux bleus. Un peu grasse et une main petite grasse et molle, comme ronde, une main de femme comme elle doit en être une... Alors me direz-vous: pourquoi sais-tu quelles mains ont des femmes de cette espèce... Et je vous répondrai que c'est par ouï et par intuition mais je suis certaine que l'observation est juste. On m'en a parlé de cette dame comme d'une Pompadour tolérant les passions de Popaul et raccommodant ses chaussettes.
Balzac a dû parler de quelque chose de semblable.
Enfin. Elle parle posément, lentement et il m'a semblé retrouver dans sa voix des inflexions... connues.
Il y avait plus de douze personnes autour du samovar et la conversation était générale d'abord puis nous avons pu échanger quelques mots assez étranges comme vous allez en juger. Cela a commencé à propos du Salon, du travail, du monde, de la beauté à la mode, Mme Gautereau dont on s'est beaucoup moquée parce qu'elle s'habille en Récamier en charge... Alors là-dessus tout ce qui se dit d'habitude sur les beautés incontestables: elle est froide, elle est sotte, elle manque de feu sacré etc. etc.
Moi j'ai l'esprit de la défendre [Mots noircis: de me railler doucement moi-même lorsqu'on] se met à préférer mon feu sacré aux lignes de Mme Gautereau. Du reste j'essaye d'être spirituelle, charmante, adorable, avec autant de coquetteries que si cette dame devait les redire à ... Mais ils ne doivent plus se voir probablement.
Voilà terriblement longtemps que je n'ai éprouvé ce besoin et par conséquent ce pouvoir de charmer quelqu'un. Et comme dans le concert général elle s'écriait: "du reste quand on a du cœur et de l'esprit comme vous"...
Du cœur, de l'esprit, du talent lui dis-je [Mots noircis: une ligne illissible] qu'en savez-vous Madame ? Que j'en aie ce n'est pas moi qui en doute, j'en suis même convaincue mais vous ne m'avez vu que deux fois...
Tout cela en riant.
- - C'est vrai, je ne vous ai vue que deux fois mais je vous connais depuis bien longtemps.
- - Vraiment Madame ?
- - Depuis longtemps oui, dit-elle encore en me regardant, et je sais que vous êtes... tout ce que vous êtes...
- - Vous me connaissez si bien que ça et depuis très longtemps... trois semaines ?
- - Depuis très longtemps cinq ans... Oui, je vous connais depuis cinq ans et intimement, jusqu'au fond du cœur. Et j'avais très envie de vous voir depuis des années...
- - Mais c'est... très curieux, dis-je un peu troublée... [Mots rayés: un peu troublée],
- - Très curieux...
Elle me regardait durant toute cette conversation avec un bon regard indulgent pour répondre à mes airs roués et naïfs... Je me gardais bien de trop la regarder dans les yeux, nous serions devenues complices à l'instant.
- - Mais c'est plein de mystère, repris-je.
- - Plein de mystère comme vous dites.
- - Mais alors cela va m'amuser beaucoup ?...
- - Cela vous amusera beaucoup...
- - Cinq ans ?
- - Cinq ans, que je sais que vous êtes bonne, spirituelle et charmante...
- - Oh ! il y a cinq ans je n'étais pas si bien que ça, j'ai beaucoup gagné.
- - C'est tout naturel, mais enfin alors j'avais déjà envie de vous connaître, c'est-à-dire de vous voir car je vous connaissais, ajouta-t-elle avec un petit air malicieux.
- - C'est très mystérieux Madame.
- - Oh ! très mystérieux...
Décidément son parler rappelle l'autre, une sorte de sympathique et indugente raillerie, comme quand je faisais l'enfant jadis.
- - Madame, vous allez m'intéresser à la folie.
- - Vous m'aimerez beaucoup.
- - J'ai déjà beaucoup de sympathie pour vous mais je ne voudrais pas vous en témoigner. On croirait que c'est pour que vous me fassiez des articles sur le tableau.
- - Je vous en aurais fait sans vous avoir vue... Mais vous m'aimerez parce que... pour ah ! j'allais dire...
- - Mais dites.
- - Non.
- - Voyons, vous me le direz un jour.
- - Ça, oui.
- - Mais j'y compte absolument savez-vous.
Là s'est terminé notre aparté.
Maintenant je vous dirai que je suis un peu troublée. Je fais de la musique faute de pouvoir en parler à quelqu'un. Ça me met des chants dans l'âme... peut-être pas uniquement à cause du monsieur en question mais parce que c'est comme nous l'avons répété très mystérieux. Ça a un air de roman qui m'attire. Ça se rapporte à une époque ou ces choses-là me bouleversaient et ou je n'en étais pas à regarder tous les hommes comme des passants, c'est à peine si je les distingue les uns des autres et il n'y a que l'esprit ou le talent qui peuvent m'attirer plutôt vers l'un que vers l'autre. Et le petit Géry ? Eh bien le petit Géry, il me semble gentil pendant deux heures et puis ça n'existe pas. On s'intéresse un peu à tel ou tel parce qu'on croit leur plaire et que l'amour attire au moins la sympathie quand il n'attire pas une haine profonde. On a si bonne opinion de soi que les gens qui vous gobent deviennent de suite éclairés, de bon goût, intelligents.
Je suis aussi un peu troublée parce que cela répond à tant de rêves depuis cinq ans.
Vous savez, j'ai rêvé à lui des choses mais au bout de quelques mois je ne comprenais plus comment j'y avait tant pensé... Tandis qu'ici... Ça tient encore.
On s'imagine, on attend, on désire et quand cela arrive on est tout étourdi comme si on n'y avait jamais cru. On s'habitue à se contenter du rêve et tout en appelant et tout en attendant l'évènement on ne croit pas que c'est arrivé quand ça arrive. Ça quoi ? De quoi est-ce que je parle ? Quel évènement ? Ce qu'a dit cette femme. Mais il n'y est pour rien. Et si ?
Bon. C'est comme une médaille au Salon, je me hâte d'ajouter que je préfère la médaille à tout, je l'attends depuis cinq ans et la grande et la croix, des folies... Mais pour une simple mention je me figurais que j'allais pleurer dans le gilet de Julian, embrasser Tony, m'évanouir en plein palais de l'industrie... Et si vivement que je vivais tout cela et souvent le soir dans mon lit je pleurais de vraies larmes et ne pouvais plus m'endormir.
On m'aurait dit: ce sont des folies. Que je ne l'aurais pas cru.