Vendredi 30 mars 1883
# Vendredi 30 mars 1883
Je veux à partir d'aujourd'hui marquer les jours d'un point blanc, gris et noir, et au bout de l'année je ferai l'addition.
Aujourd'hui j'ai travaillé jusqu'à six heures, à six heures comme il fait encore jour j'ai ouvert la porte du balcon pour entendre sonner l'église et respirer l'air du printemps en jouant de la harpe.
Ce n'est pas une journée grise ni blanche, il faut encore un terme. Voyons. Noire, grise, blanche, ce sera comme aujourd'hui et la belle sera rose. Bien. Oui, c'est blanc aujourd'hui. Je suis calme, j'ai bien travaillé, puis je me suis lavée, mise en blanc, fait de la musique, et maintenant j'écris, tranquille, satisfaite, jouissant de cet intérieur arrangé par moi où j'ai tout sous la main; ce serait si beau de vivre de cette vie... En attendant les grandeurs et même si elles venaient les grandeurs je leur sacrifierai deux mois par an et les autres dix mois je resterais enfermé et travaillant... C'est le seul moyen du reste de se procurer les deux mois en question.
Ce qui me tourmente c'est qu'il faudra que je me marie.
Alors il n'y aurait plus aucune de ces basses inquiétudes de vanité auxquelles je n'échappe pas.
Pourquoi ne se marie-t-elle pas ? Elle n'est plus jeune. On me donne vingt-sept ans et cela m'enrage. Tandis qu'une fois mariée... Oui mais avec qui. Si j'étais comme avant... mais maintenant il faut que ce soit un homme bon et délicat. On peut si facilement me blesser et me torturer à présent... Il faut qu'il m'aime car je ne suis pas assez riche pour en épouser un qui me laisse tout à fait tranquille.
Si j'avais deux cent mille de rente, je prendrais un prince italien et moyennant cinquante mille par an je serai libre. Mais comme cela... Il faut qu'il ait de la fortune et c'est horriblement difficile. Le hasard pourrait bien faire que je plaise à un homme riche mais alors il m'épousera par amour, il faudra que je sois toujours là... Et la gloire et la peinture ? L'idéal serait un homme très occupé, et très intelligent. Mais c'est qu'avec ça il faut un nom aristocratique ou assez illustre pour dominer l'aristocratie. De ces derniers je n'en vois guère. Et puis pourquoi voulez-vous qu'on m'épouse ? Je travaille tout le temps, je suis fatiguée le soir et rêve à ce que je ferai le lendemain.
Et si je voyage ce sera pour mon tableau. Il faudrait ou que l'homme ait les mêmes goûts ou qu'il se dévoue. Les mêmes goûts, un artiste ? Il n'y en a pas dans l'aristocratie et un vrai artiste... Non. Mais me direz-vous ce ne sont pas des sentiments dignes de vous. Si. Parce que je veux dominer.
Et si je me mariais avec un artiste ce serait un triomphe pour la majorité de ce monde imbécile et pourtant si puissant. Ce serait une sorte de déchéance, (après tant de prétentions) une dégringolade, une fin triste. Ce serait en même temps une vie très agréable mais je suis trop orgueilleuse pour ne pas sentir le quasi-mépris du monde dans la charmante retraite où nous serions entrain de faire des chef-d'œuvres.
Un homme célèbre se marie, il prend une femme qu'il amie ou une ménagère. Ce complément de sa vie assise, le couronnement de l'édifice; il organise sa maison pour ainsi dire et la femme est à lui. Un homme odinaire se marie et c'est encore la même chose. Mais moi... [Mots noircisje ne veux] pas être cette femme là, c'est moi qui suis l'homme illustre et alors... Comment faire ? Rester libre; C'est être enchaînée ou se déclasser et donner raison à toutes les calomnies.
Et j'ai besoin d'aller en Palestine pour mon tableau. Comment voulez-vous que je traine tout le monde après moi ? Si j'étais mariée je m'en irais partout librement et il n'y aurait rien à dire.
Il y a Alexis... si seulement il avait cinqante mille de rente, ça se ferait. Autrement je crains qu'il me mange mes rentes, et sans argent pas d'indépendance.
Et puis je ne serai peut-être pas bien aimable. Quel intérêt aura-t-il à m'épouser ?
Me voir à table ? Et ailleurs... Et encore il ne faudrait pas qu'il m'aimât trop car le travail en souffrirait.
Pourtant les hommes artistes ont des maîtresses... Bastien même et ça ne le gêne pas pour travailler; c'est égal, je crois que... ah ! si on pouvait trouver quelqu'un qui concilie tout... Prenons encore ceci, supposons qu'il m'aime beaucoup mais ce sera un an de dérangé, après ou il aimerait ailleurs ou il m'aimerait tranquillement ou du moins comme je le voudrais. Et il faut de l'argent, dans le cas où il aimerait ailleurs. Da
Dans tout cela je ne fais pas la part de mon cœur à moi. On ne peut pas tout prévoir, et puis ça dépend... et puis ça arrivera peut-être jamais. Et ce sera peut-être Cassagnac... Et si je suis mariée ? Eh bien je romperais avec le mari sans le quitter si j'aime l'autre au point de... Et puis peut-être que mon mari m'aura trompée, et c'est fort probable et alors je n'ai pas de meilleurs raisons pour ne rester que son ombre, car je pardonnerais à cette condition; voilà pour lui et pour ma conscience il y aura sa trahison qui me déliera de mon serment.