Bashkirtseff

Jeudi 22 mars 1883

Orig

# Jeudi 22 mars 1883

Hier j'ai appelé deux praticiens qui m'ont construit la carcasse de la statue en grand, d'après la petite que j'ai faite en terre. Et aujoud'hui je l'ai dessinée et lui ai donnée le mouvement voulu... Je suis très empoignée. Les Saintes femmes en peinture que je tâcherai de faire cet été. Et en sculpture ma grande préoccupation c'est Ariadne. Ces deux œuvres sont connues avec un sentiment sublime, je le dis quoique ce soit moi.

Je n'en ferai peut-être pas grand chose, mais cela pourrait être merveilleux.

En attendant je fais cette femme qui est en somme la figure debout, la figure de l'autre Marie du tableau. Seulement en sculpture, sans vêtements et prenant une jeune fille cela fait une adorable Nausicaa. Elle a laissé tomber sa tête dans ses mains et pleure. Il y a dans la pose un abandon si vrai, un désespoir si complet, si jeune, si sincère, si triste que je suis très empoignée.

Nausicaa, fille du roi des Phéaciens est une des plus charmantes figures de l'antiquité. Figure de second plan mais figure attractive, touchante, intéressante.

Je suis absolument de l'avis d'Ouida qui voudrait étrangler la vieille Pénélope et marier Ulysse avec cette idéale jeune fille appuyée à la colonne de marbre rose du palais de son père et s'éprenant de cet intrigant d'Ulysse au récit de ses aventures.

Aucune parole n'est échangée entre eux, il s'en va ce bourgeois retrouver son pays et ses affaires. Et Nausicaa reste sur le rivage à regarder s'éloigner la grande voile blanche et lorsque tout à disparu à l'horizon bleu et désert elle laisse tomber sa tête dans ses mains et les doigts sur la figure et les cheveux, sans soucis de sa beauté les épaules soulevées et le sein écrasé par ses bras elle pleure.

Leçon de perspective, les Canrobert partis, Alice et l'architecte restent dîner.

Cet architecte a un air si singulier aujourd'hui que je l'ai cru ivre. Non pas qu'il soit inconvenant mais une attitude je ne sais comment. Pourtant il n'a rien bu ici. C'était comme un homme au désespoir et qui veut réagir. Et j'étais très gênée, je vous dis je l'ai cru ivre bien qu'il ait été très convenable et calme. Je puis me tromper et alors on est si ridicule... Mais je crois bien que ce garçon-là m'est extraordinairement dévoué. Ce sont des choses qui se sentent, ça perce dans des paroles indifférentes... Il croit à mon talent, il pénètre ou croit pénétrer les mouvements de ma physionnomie, mes impressions.