Jeudi 15 mars 1883
# Jeudi 15 mars 1883
Voilà. C'est fini. A trois heures je travaillais encore mais tout le monde est arrivé et il a fallu laisser. Mme et Mlle Canrobert, Alice, Bojidar, Alexis, la princesse, Abbema, Mme Kanchine. Et Tony est venu dans la matinée.
Toute cette société va chez Bastien voir le tableau: "L'amour au village". Dans un verger une jeune fille de dos la tête baissée, [Mots noircis: tenant] une fleur à la main, elle s'appuie à une haie; de ce côté de la haie un jeune homme vu de face, les yeux baissés et regardant ses doigts qu'il tourmente. C'est d'une poésie pénétrante et d'un sentiment exquis. Pour ce qui est de l'exécution il n'y en a pas.
C'est la nature même. Il n'y a pas de peinture, il n'y a pas de coups de brosses. C'est la nature même. C'est à tomber à genoux devant. Mais pas seulement ce tableau, des esquisses et des études à droite et à gauche qui complètent le sentiment d'admiration qu'inspire ce talent merveilleux. Il y a un petit portrait de Mme Drouet, le vieil ange gardien de Victor Hugo qui est un miracle de vérité, de sentiments, de ressemblance; aucune de ses peintures ne se ressemblent même de loin, ce sont des êtres vivants qui passent sous vos yeux. Ce n'est pas un peintre, c'est un poète, c'est un psychologue, c'est un métaphysicien, c'est un créateur. Son portrait à lui qui est là dans un coin est un chef-d'œuvre. Et il n'a pas encore tout donné, c'est-à-dire qu'on ne peut pas faire plus ou mieux que ce qu'il a fait, mais nous l'attendons à un grand tableau où il atteindra de telles hauteurs que personne n'osera plus nier son génie. La fillette vue de dos avec ses deux nattes courtes et sa fleur à la main est un poème. C'est un grand génie vraiment. Vélasquez peignait aussi bien que lui mais ce n'était qu'un peintre intelligent.
Tandis que Bastien est un sublime artiste, un créateur, un psychologue. Et il est beau.
Nous allons ensuite voir entrer les tableaux au Palais. Il neige; Breslau est là en face de nous.
Emile Bastien envoie aussi un paysage très bien, sans son frère il aurait un certain talent.
Vous ne savez pas de quoi il retourne à la maison.
On vient de s'apercevoir qu'Alexis est de maison princière, que son cousin Pierre va être un de ces jours roi de Serbie car la Russie renversera Milan, et que je devrais bien moi épouser Alexis. Oui on en parle à la maison depuis deux jours. On s'est dit sans doute que me voilà vingt-quatre ans et une maladie incurable et que vraiment je devrais faire une fin.
Donc... Sans doute il est difficile que je me marie car les conditions indispensables sont un nom, une certaine fortune et un bon garçon qui me laisse libre. Ce dernier surtout. Je me marierais pour pouvoir aller et venir pour les besoins de mon art.
S'appeler princesse avec un mari agréable, bon garçon, slave, qui me regardera comme une merveille et qui ne m'embêtera pas. Et qui aura cinqante mille francs de rente pour un prince moderne ce n'est pas mal car d'habitude ils n'ont pas le sou. Voilà ce qu'on s'est dit à la maison. Moi je ne dis rien. Je voudrais être indépendante et avoir du talent.
Jamais personne n'est entré plus avant dans la réalité de la vie que Bastien. Rien n'est plus grand, plus élevé, plus admirablement humain. Les dimensions naturelles contribuent encore à rendre plus saisissante la vérité de ses tableaux.
Qui me citerez-vous ? Les Italiens ? et naturellement conventionnels. Il y en a de sublimes mais forcément routiniers et puis... cela ne nous prend pas au cœur, à l'âme, à l'esprit.
Les Espagnols ? Brillants et charmants. Les Français brillants, dramatiques ou académiques... Millet, Breton sont des poètes sans doute. Mais Bastien a tout réuni. Et il est le roi de tous non seulement par son exécution miraculeuse, par la profonde et l'intensité du sentiment. On ne peut pousser plus loin l'observation et le génie de l'observation est presque tout le génie humain a dit Balzac. J'écris assise par terre au moment de me coucher, il a fallu que je raconte tout ça.
C'est un génie.