Bashkirtseff

Samedi 24 février 1883

Orig

# Samedi 24 février 1883

Je n'assiste pas à la réception, les jours rallongent et je puis peindre jusqu'à cinq heures et demie.

Après que la maréchale Canrobert est venue l'autre samedi dans mon atelier, maman lui a laissé ses cartes et elle est venue lui rendre visite aujourd'hui. J'en suis enchantée.

Les Engelhardt et Agathe à dîner.

Vous savez que je suis continuellement préoccupée de Bastien-Lepage, je me suis habituée à prononcer ce nom; et j'évite de le prononcer devant du monde comme si j'étais coupable. Et quand j'en parle c'est avec une tendre familiarité qui me paraît naturelle vu son talent mais qu'on pourrait mal interpréter. Quel dommage mon Dieu que son frère... c'est-à-dire que lui ne soit pas dans, c'est-à-dire enfin qu'il ne puisse pas venir comme son frère. Oh ! s'il voulait bien, c'est-à-dire et

Ophélie ? Mon Dieu il a bien raison d'avoir une femme à l'année, quand on est préoccupé de son art, le reste ne doit pas tenir trop de place. Pourquoi me suis-je figurée qu'il m'a regardée avec des yeux qui... L'autre soir aux aquarellistes ? Un effet de lumière ou de couleur qui a attiré les yeux du peintre, voilà tout probablement... Moi-même j'attache souvent mon regard à des gens, à des choses étudiant les tons, ou l'éclairage... Dieu que l'on est vaniteux, je me suis tout de suite mise à le soupçonner d'admiration. Mais, pourquoi pas ? Parce que j'avais une robe en velours souris unie, avec un chapeau très noble, très chic, très seyant ?

Son frère m'admire, Qe ne commets pas la bêtise de penser m'aime, [Mots noircis: on est presque toujours ridicule quand on pense deviner ces choses) pourquoi donc ne m'admirerait-il pas lui ? En voilà un raisonnement.

Et qu'en ferais-je ? Mais un ami. Comment vous ne comprenez pas l'amitié ? Ah ! moi j'adorerais mes amis célèbres, non seulement par vanité mais par goût, à cause de leurs qualités, de leur esprit, de leur talent, de leur génie; c'est une race à part, passé un certain juste milieu banal, on se retrouve dans une atmosphère plus pure, un cercle d'élus ou l'on peut se prendre par la main et danser une ronde en l'honneur... Qu'est-ce que je dis ? C'est que vraiment Bastien a une tête charmante. Son frère qui est très laid lui fait du tort, séparés on les confond.

J'ai bien peur que ma peinture ressemble à la sienne... Moins les qualités... je copie la nature très sincèrement je sais, mais je pense à sa peinture.

Du reste un artiste doué et qui sera sincèrement épris de la nature et qui voudra la copier ressemblera toujours à Bastien...

Si ça marche bien j'aurai fini dans quatre ou cinq jours. Oui, mais...

Je voudrais avoir le temps de faire la petite Peyronney II!