Jeudi 22 février 1883
# Jeudi 22 février 1883
Cet aimable architecte s'amène à la première heure; Nous en étions resté à ceci, il avait demandé à quand la leçon de perspective et je n'avais pu répondre qu'en exprimant l'espoir que son frère viendrait bientôt nous voir. Ils m'amusent les Bastien et je fais enrager l'architecte en critiquant amèrement les dernières aquarelles du grand Jules. Je me permets tout simplement de blaguer ce grand artiste et avec quelque méchanceté.
Il n'est pas assez aimable, je sais bien qu'il y a Stéphanie, c'est-à-dire Ophélie mais c'est égal ! C'est malheureux qu'on ne puisse pas parler de ces choses-là à l'architecte.
L'autre fait son Ophélie d'après Stéphanie et il ne la lâchera pas avant l'année prochaine puisque le tableau est pour l'année prochaine. Il ne l'amènera plus mais la gardera pour le tableau. C'st une ténacité de paysan sournois...
Enfin je l'admire, quand même et parce que...
La tête du plus petit des garçons est entièrement peinte.
Je joue du Chopin au piano et du Rossini sur la harpe, toute seule dans l'atelier.
Il fait un beau clair de lune, la grande fenêtre de l'atelier laisse voir le ciel très clair, bleu, magnifique. Je pense à mes Saintes femmes et je suis si enthousiasmée de la façon dont se présente le tableau que j'ai une peur folle qu'un autre le fasse avant... Ça trouble le calme profond de la soirée.
Il y a des jouissances en dehors de tout, je suis très heureuse ce soir, je viens de lire Hamlet en anglais et je suis bercée par la musique d'Ambroise Thomas.
Il y a des drames éternellement émouvants, les types immortels... Ophélie... Pâle et blonde. Ça prend au cœur. Ophélie. On a envie d'éprouver un amour malheureux... Non.
Ophélie, les fleurs, la mort.
Les fleurs et la mort. C'est beau. Il doit y avoir des formules pour des rêveries comme celle de ce soir, c'est-à-dire toutes les poésies qui passent par la tête ne devraient pas se perdre mais se fondre en une œuvre... C'est ce que ce journal serait... Non il est trop long. Ah ! si Dieu permettait que je fasse mon tableau, le vrai, le grand. Cette année ce ne sera encore que... une sorte d'étude. Inspirée de Bastien ? Mon Dieu oui et non, seulement sa peinture ressemble tellement à la nature que si on la copie fidèlement on est condamné à lui ressembler.
Les têtes sont vivantes, ce n'est pas de la belle peinture comme Carolus, mais de la peinture en somme. C'est de la chair, c'est la peau... humaine, ça vit, ça respire.