Lundi 1 9 février 1 883
# Lundi 1 9 février 1 883
Mais j'ai hâte de proclamer une grande vérité toute neuve, je viens de la découvrir avec le concours de mes semblables... Semblables, jamais de la vie ! Je deviendrai peut-être leur semblable grâce à eux, mais en attendant je vaux encore mieux. La voici: La justice n'existe pas ! Oh ! voilà que je dis une bêtise. C'est singulier comme la plume change les idées et quelle précision et quelle vérité on voudrait lui communiquer...
Enfin qu'importe c'est pour dire que la mauvaise foi est le vice le plus atroce et le plus révoltant ! Ah ! soyons justes ! hors de la justice il n'y a rien. La justice contient toutes les vertus et si nous étions justes nous serions parfaitement heureux.
Appliquez, étendez cela à tout hors la Justice, tout est faux, noir et horrible, sans elle il n'y a pas de système possible, de bonheur pour le genre humain... Ah ! pourquoi Dieu nous a-til créés comme cela mon Dieu. Pourquoi sommes-nous jeunes et pourquoi changeons-nous ensuite pour révolter d'autres jeunes !
Vous pensez bien que ce cri du cœur a une cause personnelle... Julian est un sale Juif, on me l'avait bien dit et je me suis obstinée à le regarder non seulement comme un homme excellent mais encore comme un ami. Mais ami, , ça, ça n'a pas d'importance (?). Il n'est même pas juste. Voilà. Il m'avait promis de faire admettre dans un Cercle quelconque le pastel et une autre peinture peut-être, celle qu'il trouvait assez bonne pour me conseiller de l'envoyer au Salon. Quant au pastel il est très bien, ça c'est connu. Je lui ai rappelé cette promesse il y a quinze jours encore. Or la dernière exposition avant le Salon ouvre demain.
Je m'empresse de lui envoyer ce petit mot-:
"Cher monsieur, je viens vous remercier mille et mille fois, grâce à vous mon pastel et une autre peinture vont être exposés au cercle de xxx.
Vous êtes vraiment bon quand vous voulez vous intéresser à quelqu'un.
Votre bien dévouée et reconnaissante, Marie Bashkirseff."
Maintenant. Maintenant voilà tout. Est-il possible que ce soit parce que je ne vais plus à son atelier ? Je ne peux pas croire à des sentiments si bas... Et puis au milieu de ces indignations une satisfaction étrange, une jouissance très douce parce que les noirceurs environnantes font ressortir (à mes yeux) une supériorité. Je suis bonne, je suis généreuse et je suis juste. Ça fait pleurer !
C'est que c'est inimaginable ! Il a fait admettre au Salon il y a trois ans une première toile qui était très mauvaise, et maintenant que je commence à être quelque chose, il n'a pas voulu faire mettre dans un Cercle ce pastel qui est vraiment très bien et que lui-même qui certes n'est pas tendre a dû proclamer une chose de premier ordre !
Et cette tête et l'autre peinte m'aurait fait honneur là... C'est peut-être pour cela, au Salon on ne regarde pas les pastels et la tête peinte aurait passé inaperçue aussi quoique assez bonne ! Mais c'est ce qu'il fallait pour une petite exposition... Vous savez, quand je fais mauvais je ne m'en prends qu'à moi et alors tant pis, mais avoir là deux cadres qui m'auraient fait quelque honneur et dire que c'est parce que II!
Aussi les rêves ne trompent jamais, je m'attendais à un chagrin. Ça y est, tant mieux, je sais ce que c'est au moins.