Bashkirtseff

Samedi 10 février 1883

Orig

# Samedi 10 février 1883

Pas mal de monde, la princesse Jeanne entre autres, mais pas les Fitz-James ni les Charette, ils ne sont jamais venus un samedi... Du reste j'ai très peur que tout ça s'effondre, nous ne sommes pas soutenus et il y a trop de jaloux, car sans être de l'aristocratie, ni vraiment millionnaires nous nous mettons depuis un an sur le premier rang, on cite des noms aristocratiques et illustres à nos soirées, je suis élégante, intéressante, on nous voit très chic...

Et qui ? Les Bashkirseff sont de noblesse fort ordinaire, de province, et n'ont même pas de ces millions qui expliquent tout. Je ne sais par quelle suite de récits attendrissants maman s'est conquis la duchesse de Fitz-James, mais je soupçonne bien des jérémiades humiliantes... Enfin elle a tout fait pour nous mais cela ne peut durer si nous ne sommes pas soutenus par notre ambassade... Or, il y traîne à l'ambassade, de vieilles sommations à propos d'une affaire de Georges, et à laquelle ma tante étant fillette a été mêlée parce qu'elle avait vu d'une fenêtre je crois, Georges donnant des coups à un fonctionnaire. Or ma tante n'a jamais voulu aller en Russie se débarraser de cette niaiserie et l'on prend cette ridicule vilenie pour une affaire abominable et l'on dit qu'elle n'ose retourner dans son pays à cause d'un procès criminel... Le monde n'ira pas examiner quels sont ces papiers, et a entendu dire qu'il y a eu un procès Romanoff, et bien que ce soit archi-fini, bien qu'il y ait eu une ordonnance de non-lieu... On confond avec ça et ça va toujours... Maintenant me direz-vous, est-il possible qu'une femme soit idiote et criminelle au point de laisser traîner des choses qui m'assassinent...

Ça ne s'expliquera jamais, ces femmes fermeront les fenêtres pour que je ne prenne pas froid, dévaliseront les marchands de primeurs pour moi et en même temps me laisseront traîner dans la boue pour leur frère Georges, par un Soutzo, en riront ne comprenant pas que c'est horrible ou bien se plaindront à tout venant de mes excentricités, de mon infâme caractère, me calomnieront affreusement des larmes dans les yeux parce que je n'aurai pas mis un manteau assez chaud... Elles sont d'une stupidité rare et formidable.

Ces femmes-là m'ont perdue et envers moi elles sont criminelles.

Puisqu'elles ne comprennent pas, direz-vous. D'accord, mais voilà dix ans que je comprends moi, et que je le leur crie depuis le matin jusqu'au soir. Les imbéciles qui croient à la supériorité des autres sont supportables, mais les imbéciles qui se croient profonds et spirituels... C'est pis que tout. Elles ne m'ont jamais écoutée, jamais prise au sérieux et se bornent à trembler et gémir lorsque je m'enrhume...

Et puis par moments, après quelque catastrophe: Oh oui Marie a raison, si on l'écoutait ! etc. etc. ! Mais le lendemain ça recommence et comme elles ont peur de mon jugement, elles se cachent de moi comme des enfants...

Et je dois encore m'estimer heureuse quand on n'agit pas en mon nom... Comme l'année dernière. Saint Amand nous avait fait faire la connaissance d'Etincelle, bien. Echange de cartes, bien. Et voilà que tout à coup je reçois de cette dame une lettre de remerciements pour les magnifiques fleurs que je lui ai envoyées. C'est maman qui avait trouvé cela ingénieux et délicat d'envoyer de but en blanc un grand panier de fleurs à cette chroniqueuse de ma part: un petit mot dans votre prochain article chère madame ! Ce que j'ai ragé. Enfin, ça vous donne une idée des personnages. Vous vous imaginez ce que ça pouvait être il y a dix ans, en sortant de Poltava !... Je n'ai de bonheur en rien vraiment. Cette vie est terriblement triste...

Après quelques misérables déboires mélangés de succès de femme je me suis mise à travailler, voilà cinq ans; j'ai voulu acquérir une force par moi-même... Quand cela viendra-t-il ?... En attendant il est venu des malheurs et des misères...