Bashkirtseff

Lundi 5 février 1 883

Orig

# Lundi 5 février 1 883

Avant-hier, prise de tristesse et découragée j'ai cherché ce qui pourrait me consoler, à qui je pourrais me plaindre, de qui les paroles pourraient calmer mon indignation, et je n'ai trouvé que Cassagnac ! C'est bizarre à la fin. [Mots noircis: deux lignes et demie illisible]. Je vis par l'imagination, je me créé une existence factice dans laquelle se passent toutes sortes d'évènements et je me rends parfaitement compte... comme si c'était la réalité. Cet homme-là m'inspire des sentiments si tendres et si purs que je me demande si c'est ce qu'on appelé l'amour. Ainsi samedi j'aurais voulu me réfugier sur son cœur, rester là en fermant les yeux sur les misères humaines, entourée de ses grands bras protecteurs et sous son regard maternel... Et il n'en sait rien...

Et puis ce grand homme à qui je dois me dévouer... Mais il n'y en pas à présent... Et celui-là.

[Mots noircis: Nous allons à] la matinée dansante de Mme de Charette et je suis furieuse. J'y vais en chapeau et en robe de velours, toutes les jeunes filles sont en cheveux et robes de soirée. C'est une de ces fautes bêtes et désolantes dont on est furieux. Nous partons au bout d'une heure pour mettre une robe blanche et revenir... Mais il est tard, le cotillon tire à sa fin. En sorte que je ne suis même pas entrée dans le salon ou l'on dansait. Il y avait tout Paris vraiment aristocratique... Ce monde royaliste si intéressant à l'heure actuelle. Des figures de cotillon à poignards, pour se moquer des poignards royalistes "découverts" par "L'Intransigeant". Je n'ai pas de chance... On m'a vue dans ce monde extra-chic, c'est vrai, mais mise comme une dame, ne dansant pas, mécontente...

Il y a pourtant compensation... Une heure avant j'ai porté à Tony une tête peinte il y a deux jours et une esquisse pour le Salon. La tête est une de mes meilleures choses et l'esquisse est très bien, il dit de ne pas hésiter, de le faire pour le Salon absolument, que j'ai mis la main sur un sujet heureux que... Enfin un tas de choses agréables... Ce sont deux gamines qui s'en vont à l'école par la rue.

Saint Amand qui a déjeuné avec nous convient que nous avons des ennemis... Vous avez fait des maladresses... Ces femmes invitées, puis lâchées... Enfin... Je me sens sur un volcan, on a relancé cette vieille infamie à qui personne n'a jamais cru et Paris est si badaud, si content de glorifier ou d'assassiner quelqu'un... Que Dieu ait pitié de moi...

Et puis une nouvelle, on est venu demander des renseignements à Mme Gavini, sur moi; quelqu'un veut me demander en mariage parce que je suis belle, 2° parce que je suis extrêmement intelligente, 3° parce qu'on a remarqué que chez moi d'ailleurs, je ne suis pas le moins du monde coquette.. Ce dernier est très vrai... Je me fiche de tous et j'ai autre chose en tête. Ce doit être un vicomte sans le sou quelconque... Inutile.

Et maman troublée par ce recommencement de misères aurait consenti au premier mariage venu... C'est naturel, cette femme ou ces femmes sont un mélange incohérent d'un tas de sentiments stupides, elles m'aiment et ne m'écoutent pas, me respectent et me tracassent, me croient grand esprit et ne font qu'à leur tête se cachant de moi et craignant mes critiques... Et dans un moment de chagrin ou de crainte de quelque scandale elles me marieraient à un monsieur quelconque, sans amour, sans argent, sans honneurs. Enfin ce qu'il y a de plus ignoble et de plus atroce dans le mariage. Je me sens devenir blême en pensant à cet abandon de mon être par des gens qui devraient me croire digne des plus hautes destinées... Elles le croient... Mais par moments elles ont peur... Et puis elles sont si bêtes et si ignorantes de tout. Ça c'est à un point absolument incroyable!! Depuis dix ans je me débats et depuis dix ans elles se posent comme deux sauvages extrêmement civilisées, ignorant tout de la vie sociale ! Enfin deux imbéciles... Des femmes orientales, innocentes, bêtes, enfants et avec des apparences comme tout le monde, ce qui fait qu'on ne croit pas que ce soit possible...

Depuis deux ou trois ans seulement, elles commencent... Et que des peines j'ai eues... Et pensez ces pronviciales, ces campagnardes de Russie jetées dans la vie de Bade, de Monaco, de Nice... On les a cru corrompues, cascadeuses, folles... Elles sont seulement très bêtes... Et puis à présent nous voilà lancées dans le plus grand monde. Comment ? Pourquoi ? De quel droit ? Point de naissance illustre, rien que de la petite noblesse; point de millions, cent cinquante mille francs par an de dépense, pas même.

Il est naturel que cela fasse crier, s'étonner, chercher...

On est furieux, on est jaloux... Sortir de Poltava, sans un ami, sans un parent à Pétersbourg, nulle part et prétendre à la plus haute aristocratie de Paris...