Bashkirtseff

Mardi 1 6 janvier 1 883

Orig

# Mardi 1 6 janvier 1 883

Le petit Bastien nous mène à Ville d'Avray dans la maison de Gambetta où son frère travaille.

[Mots noircis: Tant qu'on] n'a pas vu de ses yeux on ne croit pas à un intérieur aussi misérable, car modeste exprimerait mal ce que c'est.

La cuisine seule est convenable dans cette espèce de maison de jardinier.

La salle à manger est si petite et si basse qu'on se demande comment le cercueil y a tenu et comment ses fameux amis ont pu l'entourer.

Le salon est un plus grand mais pauvre et dénué de tout confort. Un mauvais escalier conduit à la chambre à coucher qui me remplit d'étonnement et d'indignation. Comment ! C'est dans cette misérable cage dont je touche le plafond avec la main littéralement qu'on a laissé pendant six semaines un malade de la constitution de Gambetta, et en hiver avec les fenêtres fermées. Un homme gros, asthmatique, blessé ! Il est mort aussi de cette chambre.

Un méchant papier de deux sous, un lit noir, deux secrétaires, des glaces rapiécées entre les fenêtres et des rideaux de vieille et misérable laine rouge. Un pauvre étudiant ne serait pas autrement logé.

Cet homme qu'on a tant pleuré n'a jamais été aimé ! Entouré de Juifs, d'actionnaires, de spéculateurs, d'exploitateurs il n'avait personne qui l'aimât pour lui ou même pour sa gloire. Mais il ne fallait pas le laisser une heure dans cette boîte malsaine et misérable ! Comment ! Mais les dangers d'un trajet d'une heure même pouvait-il se comparer au danger de rester sans air dans cette horrible petite chambre ! Mais sur un matelas, à bras d'hommes, on l'aurait transporté sans la moindre secousse ! Ville d'Avray ou plutôt les Jardies qu'on nous dépeignait dans les journaux comme une petite maison à la Barras ! Cet homme qu'on disait si occupé de ses aises et de son luxe ! Mais c'est une infamie ! Une maison ou on passe trois jours de la semaine et sur un tel pied !

Je comprends encore que lui ne s'en soit pas autrement préoccupé mais ses amis et ses femmes ! S'il y avait une seule femme aimante, elle ne le laisserait pas entouré d'objets aussi vulgaires, aussi ignobles.

Et ces fameux amis ! Mais ils vivaient de lui [Mots noircis: et voilà] tout.

Mme Arnaud est représentée par une petite casserole en argent, il y a aussi un fauteuil avec L.G. de mauvais goût et de pacotille. Tout cela est extraordinaire ! Ah ! si c'avait été moi ! il serait vivant. Bastien travaille au pied du lit comme ceci, voici le plan.

![](file:///C:/Users/kerra/OneDrive/Documents/bashkirtseff/Tome15_files/Tome15-5.png)

On n'a touché à rien, les draps froissés sur l'édredon qui figure le corps, les fleurs sur les draps. Dans les gravures on ne se rend pas compte des proportions de la pièce où le lit occupe une place énorme. La distance entre le lit et la fenêtre ne permet pas de se reculer du tout, aussi le lit est-il coupé dans le tableau, on n'en voit pas les pieds. Ce tableau est la vérité même.

La tête rejetée en arrière est vue de trois quarts, à cette expression de néant après les souffrances, de sérénité encore vivante, et déjà d'au delà. On croit le voir en réalité. Ce corps étendu étalé, anéanti dont la vie vient de partir est saisissant.

C'est une émotion qui vous prend aux jambes et qui casse les reins.

Bastien est un homme bien heureux. Je suis un peu gênée en sa présence après cette sottise au journal. Quoiqu'avec un physique de jeune homme de vingt-cinq ans, il a cette sérénité bienveillante et sans pose qu'on voit aux grands hommes, Victor Hugo, par exemple.

Je finirai pas le trouver beau dans tous les cas, il possède ce charme infini des gens qui sont une valeur, une force et qui le savent sans fatuité et sans sottise. Je le regarde travailler, pendant qu'il cause avec Dina et que les autres sont dans la chambre à côté.

Sur le mur on voit le trou de la balle qui a tué Gambetta, il nous la montre, et alors le calme de cette chambre, les fleurs fanées, le soleil par la fenêtre, enfin cela me fait pleurer... Seulement il a le dos tourné, tout à sa peinture, aussi pour ne pas perdre le bénéfice de cette sensibilité je lui tends brusquement la main et sors vite, avec la figure couverte de larmes.

J'espère qu'il l'aura remarqué. C'est bête... Oui bête d'avouer qu'on pense toujours à l'effet.

Et après nous allons chez la marquise de Villeneuve où nous faisons connaissance avec sa mère la princesse Pierre, une ancienne blanchisseuse à ce qu'on dit, mais très brave femme et des mains magnifiques.

Cet incident de journal et de Bastien me chiffonne... C'est une préoccupation agaçante !!

Des larmes pour Gambetta raffraichissent, mais ça c'est misérable, c'est embêtant, cela tracasse, on se sent honteux.

Nous avons l'air de faire passer le frère pour le vrai, c'est ridicule, c'est odieux... Et surtout, surtout cela le détournera de nous; ce frère est très bon, très excellent etc. mais j'aimerais mieux voir le vrai, le grand, le seul.