Samedi 16 décembre 1882
# Samedi 16 décembre 1882
Oh ! il y a beaucoup à dire. Il y a à l'atelier depuis une semaine une petite jeune fille nommée Mlle Feurgard qui est l'amie intime de Breslau et à qui j'avais dit que Breslau avait médit de moi. Elle m'assura que c'était faux et a remis notre conversation à Breslau qui lui a alors raconté ceci. C'est des potins sans doute, mais écoutez tout de même. Donc Cartwright a demandé à Soutzo un jour si son mariage avec moi allait se faire (il paraît qu'il l'annonçait comme certain) et Soutzo lui alors dit des choses si infâmes de moi qu'on ne peut les répéter. La dame l'a dit à Breslau qui me connaissant a bondi en criant que c'était une infamie. Enfin cette petite Feurgard me dit hier que si ce monsieur avait médit simplement ce ne serait encore rien mais qu'il a dit les dernières horreurs et qu'elle croit de son devoir de vous dire de le...
[Feuillets 75 et 76 arrachés dans le manuscrit - pages manquantes dans le carnet original]
Sarah Bernhardt est divine, admirable, superbe, incomparable, splendide. Eh bien c'est naturel n'est-ce pas en revenant d'échanger ses impressions.
Ce qu'elles ont dit de stupidités noires !...
J'en levais les yeux au ciel dans l'obscurité du landau ne discutant même pas car je ne discute plus tant qu'il ne s'agit pas de ma réputation ou de ma vie. Voilà longtemps que je fais la guerre contre Soutzo et il vient toujours. On croit que je fais ce que je veux. Jugez-en, je vous dis qu'elles me croient âgée de trois ans, ne me contrarient pas pour ne pas me chagriner et agissent à leur guise en cachette en racontant à tout le monde que je suis aveuglément obéie. C'est une pose ou une perfidie ou une bêtise.
Est-ce que je sais. Ce qu'il y a de plus clair c'est que ce Soutzo m'a très fort compromise. J'ai tous les bonheurs. Ça ne me révolte plus, ça me fait sourire avec résignation et pitié. Ça devient drôle à la fin. Et je m'apparais comme une ravissante victime d'une foule de stupidités atroces.
Mlle Feurgard a vingt-trois ans et n'en paraît que dix-neuf, elle est très intéressante, douée, intelligente. Son père est mort il y un an, elle vit avec sa mère et deux petites sœurs dont une de quinze ans et qui promet un vrai talent. Elle a des allures de petite mère de famille. Elles habitent à une heure de Paris, pauvres, sympathiques, intéressantes.
Je voudrais pouvoir payer pour que la petite puisse venir travailler à l'atelier mais il faudra trouver un moyen ingénieux, ce sont des natures vaillantes et fières qu'il est difficile d'obliger.
J'ai rencontré Julian dans l'escalier qui s'est cru obligé de me répéter ce qu'il dit d'habitude et de façon à abattre ce qui pouvait me rester de courage. On dirait qu'il veut faire rentrer dans son bon sens une vaniteuse aveuglée et affolée d'orgueil. Je me croirais plus forte que Dieu... Qu'il ne m'en dirait pas davantage... Il me semble pourtant qu'il doit savoir ce que je pense de moi et au lieu de m'enfoncer jusqu'aux sourcils dans cette vase ou je m'étrangle, il ferait peut-être mieux de me soutenir un peu. Je n'y comprends rien, peut-être lui dit-on que je me crois plus de génie que Rembrandt et comme ce serait ma perte il tâche de me rendre raisonnable. Je le crois de très bonne foi et il dit que personne ne s'intéresse plus que lui à mon succès.
Et aussitôt des phrases terribles de: prenez garde, si vous vous laissez entraîner à faire des tableaux au lieu de travailler bêtement, c'est fini ! Vous êtes perdue et je crois même que vous n'en reviendrez plus ! Les autres ne sont que des flatteurs !