Bashkirtseff

Jeudi 7 décembre 1882

Orig

# Jeudi 7 décembre 1882

Nous avons un instant causé avec Julian mais plus de ces longues causeries... Il n'y a pas d'aliments, tout a été dit, nous attendons que je travaille et produise. Pourtant je lui reproche son injustice ou plutôt la façon dont il s'y prend pour me faire marcher...

Il dit qu'il attache à mes succès une importance d'autant plus grande qu'il m'a annoncé partout comme une célébrité, un prodige qui allait éclore incessamment et crac ! Je lui manque dans la main. Je voudrais bien croire comme lui que c'est ma faute, que c'est parce que j'ai mal travaillé. Enfin je lui dis en riant ma désillusion, lui aussi m'a manqué dans la main, il ne me comprend pas, me méconnaît, me prête des sentiments vulgaires, car figurez-vous que cet homme croit que je le boude quand il critique quelques unes de mes études ? !

Peut-être parce que ces derniers temps j'évitais ces longues discussions et ces querelles amicales qui nous tenaient deux heures quelquefois, mais peut-il vraiment croire que je lui en veuille à lui d'avoir mal réussi et de ne pas faire plus de progrès ?

Ecrasée et anéantie par mon impuisance je n'avais pas le cœur aux conversations spirituelles voilà tout. Mon pastel ira dans un Cercle puis au Salon, "c'est une chose de première ordre" dit le père Julian et j'ai envie de lui sauter au cou.

Eh bien il faut faire un tableau "qui arrête les artistes". Et ce n'est pas encore à présent que je le ferai. Ah ! Seigneur, si je pouvais croire qu'en travaillant j'y arriverai ! Ça me donnerait du courage. Mais il me semble à présent que je ne pourrai jamais. Je travaille mal, je sais, oui c'est vrai, depuis Irma j'ai pataugé dans la pluie avec le père Charles et puis j'ai été en Russie, total trois mois d'abrutissement. Et trois mois représentent douze études, douze torses grandeur nature ou douze ensembles demi-nature. Je n'en ai jamais de ma vie fait quatre de suite. Julian a raison,aussi j'avais envie de l'embrasser.