Mardi 5 décembre 1882
# Mardi 5 décembre 1882
Je sors de lire d'un trait "Honorine" et je voudrais posséder cette sublime éloquence de la plume afin qu'en me lisant on s'intéresse à ma plate existence. Il [Mots noircis: est curieux que] le récit de mes insuccès et de mon obscurité allait me donner ce que je cherche et chercherai encore... Mais je ne le saurai pas... Et d'ailleurs pour qu'on me lise et se débrouille dans ces milliers de pages ne faut-il pas que je devienne quelqu'un... ?
J'ai posé pour l'avant-dernière fois chez Tony. Il n'a jamais, ce n'est pas un artiste, il ne m'intéresse plus d'aucune façon cet être en chaussettes de coton blanc et en pantoufles de feutre. Son atelier est aride, sage et convenable comme lui. Il y a des fauteuils bourgeois de 1845 et un affreux petit divan étroit et dur. [Mots noircis: Ce n'est] pourtant pas pauvreté. Un hangar, quelques esquisses, un divan large et bas couvert d'un haillon, seraient préférables. Mais je ne sais pas pourquoi j'en parle quand je ne pense qu'à moi, c'est-à-dire à ma peinture. L'incertitude et le découragement me font rester oisive, c'est-à-dire lisant toute la soirée et j'en ai ensuite des remords qui me mettent le feu aux bras, mais aussi je suis ou toute seule ou avec ma famille et c'est abrutissant.
J'ai beau me chercher des excuses... Je ne suis pas artiste, ce n'est la faute de personne... A Nice entre Dina, Bojidar, Nini, avec ces êtres jeunes j'étais tout autre, je dessinais, je faisais des croquis, des esquisses le soir... Ici je suis paralysée dès que je quitte le travail régulier...
Entreprendre quelque chose ? Quoi ? Il ne faut que des études, et il n'y a qu'une par semaine... J'écris en m'arrêtant à chaque mot car je n'en trouve pas pour peindre le trouble affreux, la prostration, la terreur que j'éprouve de ne me retenir à rien. Qu'est-il arrivé ? Rien. Alors quoi ? Je consentirais avec joie à ne vivre que dix ans pour avoir du talent tout de suite et réaliser mes rêves...
Il y a des choses qui sont arrivées... Quand je me disais à moi-même: est-ce que Julian ne va pas prendre une de mes études pour la montrer aux hommes pour faire voir que les femmes peuvent bien travailler aussi.
[Mots noircis: Et un beau jour comme on me] disait cela, Julian est monté, a pris la tête que je faisais et l'a portée en bas. Et puis hier, il y a deux ou trois jours nous sommes allées à l'hôtel Drouot, il y avait une exposition de bijoux, maman, ma tante, Dina admiraient plusieurs parures, moi j'en faisais fi, sauf d'une rangée de diamants énormes, prodigieux et dont j'ai eu un instant bien envie; en avoir deux serait déjà joli mais il ne fallait pas songer à un miracle pareil, aussi me suis-je contentée de penser que peut-être un jour en me mariant avec un millionnaire je pourrais avoir des boucles d'oreilles de cette grandeur ou une agrafe car des pierres de ce poids peuvent difficilement se suspendre aux oreilles. Voilà bien la première fois que je comprenais les bijoux. Eh bien hier soir on me les a apportés ces deux diamants, mes mères les ont achetés pour moi et j'avais seulement dit sans le moindre espoir de les avoir: "voilà les seules pierres qu'on aurait envie d'avoir". Ça s'est vendu quatre mille francs et cela vaut vingt ou vingt cinq mille francs. Les pierres sont jaunes, sans cela elles coûteraient le triple. Je m'en suis amusée toute la soirée, les tenant dans ma poche pendant que je modelais et que Dusautoy jouait du piano et Bojidar et les autres causaient. Ces deux pierres ont passé la nuit près de mon lit et je ne m'en suis pas séparée pendant la séance.
Ah ! si d'autres choses qui paraissent aussi impossibles pouvaient arriver aussi... Quand même elles seraient jaunes et ne coûteraient que quatre mille au lieu de vingt cinq.
Mais enfin ce grand chagrin est absurde, je ne puis m'en plaindre à personne. Ce serait ridicule. Puisque de par mes propres calculs j'en suis mathématiquement au four de Breslau ! Et n'oubliez pas que je ne calcule que nos années de peinture, et qu'avant de peindre elle avait déjà dessiné et enfin toute une éducation artistique assez complète qu'elle possédait déjà avant que je sache tenir un fusain. Eh bien ? Eh bien. Et d'abord est-ce que je ne me tracasse pas par ma faute ? Qu'est-ce qui prouve ma vocation pour la peinture ou la sculpture ? J'ai dessiné à trois ans, mais tous les enfants dessinent comme cela, puis j'ai eu constamment l'intention de travailler, j'ai essayé et enfin après une dizaine de toiles salies j'arrive au port du salut, chez le père Julian. Et là commence une source d'efforts, je me pousse, je me contrains, je me donne des coups de pied et des reproches. Tandis que pour écrire cela va tout seul. A dix ans je note des impressions sur des morceaux de papier épars, puis je commence à écrire cet illustre journal et à quinze ou seize ans j'ébauche un roman immense.
Et depuis j'ai bien une douzaine de plans de récits, de romans, voir même de pièces... Sans compter cet illustre journal qui absorbe mon temps, mes idées et tout.
Et j'écris avec plaisir, avec entrainement et si je m'écoutais je ne ferais que cela, enfin c'est naturel chez moi comme chez Breslau c'est naturel de dessiner et de peindre. Alors ô nouveau Balzac qu'attendez-vous mon ange ? Un choc. Je ne sais quoi.
Et puis ce n'est pas tout, je comprends depuis peu la peinture et ça après quelques études et réels efforts, tandis que la littérature j'ai compris ça à l'instant, dès que j'ai lu j'ai discerné le beau... et le mauvais, et tout ce qui me tombe sous les yeux, les feuilletons même quand je les parcours je vois tout de suite les efforts, le métier, le talent qui perce, les ficelles; vous compre-nez, je saisis la trame du métier comme Breslau doit saisir en peinture. Alors qu'attendez-vous mon ange ? Un métier adorable et qui permet d'être aussi sourd qu'on veut et presque aveugle et estropié et tout. Mais c'est le ciel. Alors qu'allez-vous faire mon cœur ? Je vais mettre en état une ou deux nouvelles toutes prêtes déjà.
Et j'ai un truc pour les produire. On verra ensuite. Non si vous saviez là dans ce tiroir, il y a des articles de journaux, des essais... Des...
Et je me relevais la nuit pour écrire des choses qui me semblaient bonnes à retenir et des idées... Et le journalisme...