Bashkirtseff

Mercredi 8 novembre 1882

Orig

# Mercredi 8 novembre 1882

Je deviendrai folle ! Il ne me restera que quatre mois avant le Salon... M'y suis-je préparée. Il me faudrait six mois pour me remettre !

On ne comprend pas l'état ou cela me met. C'est à en devenir folle, littéralement ! Et personne ici ne comprend cela ! Ces gens sont ignobles, ils ne sont pas de mon espèce. Ils sont à cent mille lieues de se douter ce que cela pourrait bien être que l'amour de l'art ou simplement l'ambition I!

C'est à se briser la tête contre une pierre. Ils pensent que je vis, que j'existe ! Que cela peut durer. Ils ont l'air de trouver naturel que je ne me sois pas encore tuée, ils trouvent que je dois m'amuser et c'est cette pensée qui me met dans des rages inexprimables. Oh ! je n'irai plus jamais ici. Jamais, jamais, je ne perdrai plus un jour. Ah ! quelle leçon ! Où est [Mots noircis: l'inquiétude] qui peut remplacer les jouissances intellectuelles dont je me prive, quel est le Pomar qui mérite...

Oh ! jamais, jamais, jamais.

Si je crie ce n'est pas parce que je n'ai pas réussi, car véritablement on ne peut pas dire que j'aie échoué, mais presque au contraire... Seulement ma vie est là-bas, ici je deviendrai folle.

Et puis ô folle, imbécile, stupide et ignorante, présomptueuse et bête, je suis tout cela, car je devrais bien savoir que l'on ne trouve jamais en cherchant des Pomar, ça se fait tout seul, tandis que si je ne travaille pas, je n'aurai qu'à mourir et on n'arrive qu'en travaillant sans cesse et d'une façon suivie. Je ne sais plus ce que je dis.

Nous sommes allés rendre leur visite à Mme et Mlle Moller qui habitent chez le gouverneur qui est venu tout de suite au salon et qui est à ce qu'on dit intelligent. Puis chez M. et Mme Abaza, Abaza est un ci-devant millionnaire et dont la maison à Poltava ressemble fort à un palais. Il y a même un marbre de Carrare et un tableau d'Ayvosonsky.

Ce soir au théâtre, spectacle d'amateurs, la salle est pleine, nous sommes dans deux loges. Mme Abaza et Mlle Moller viennent nous voir et puis nous [Mots noircis: allons voir] dans les couloirs, c'est reçu; moi pour me faire bien voir, parce que l'année dernière on m'a vue au théâtre en robe de voyage et fort laide. Il y a tout le monde et personne.