Bashkirtseff

Dimanche 29 octobre 1882

Orig

# Dimanche 29 octobre 1882

C'est aujourd'hui le baptême du petit Paul qu'on baptisera Constantin car c'est papa et moi qui serons parrains. On a invité quelques personnes et personne n'a manqué. Alexandre et sa femme, Kapitan, Catherine, Garnitsky qui est l'homme aimable de Poltava. Mme et Mlle Moller nièce du gouverneur qui est veuf et chez qui elle fait les honneurs. Lihopoy et Michka et enfin les deux Kotchoubey.

Jusqu'à cinq heures je garde l'irrésistible robe noire et pour la cérémonie qui a lieu à six heures dans le grand salon je mets une non moins irrésistible robe blanche en laine fine et unie, des manches jusqu'au coude et le cou nu mais pas trop.

Je me crois très jolie. Le petit crie très fort mais le coup d'œil devait être joli, le prêtre tout en or habillé, beaucoup de bougies. Aussitôt après on dresse une grande table dans le même salon et pendant cette demi-heure on cause dans le salon chinois.

L'aîné est fort timide et le cadet a vingt-et-un ans à peine je dis cela pour dire qu'il faut les faire causer et que c'est fatigant.

Je dîne entre le cadet et Michka et en face de Lihopoy qui me dévore des yeux. Michka me dit qu'il est très amoureux et que si je suis seulement un peu coquette il me suivra, lui Lihopoy, jusqu'à Paris... Et que ça doit m'amuser, quand même...

On porte à la santé du petit, de la marraine et du parrain puis de papa et de maman, puis des grands-parents, puis de tout le monde à son tour et chaque fois tout le monde se lève complimenter la personne à laquelle on boit, on l'embrasse s'il y a lieu; ça fait des promenades et des toasts à l'infini. Le pope dîne là aussi.

Garnitsky fait l'homme spirituel, se démène... Et moi je me moque doucement de tout le monde avec mon voisin qui n'est pas bête, ayant bien soin de me tenir comme une princesse qui assiste à une noce de village et de lui parler comme à peu près au seul être de mon espèce [Rayé: présent]. Le pauvre Victor est placé entre Dina et Mlle Moller fort gentille. Mais Dina... Vous savez ce que je dis toujours mais ici en Russie, après deux mois de Poltava où ses parents l'admirent, elle est devenue tout à fait indécente et le mot n'est pas trop fort. C'est d'abord une toilette d'opérette, des manches qui font ressortir la puissance des bras; la poitrine dessinée, étalée, offerte, une poitrine presque formidable; un corselet de velours rouge extrêment bas de sorte que les blancs du corsage au premier abord font croire que tout le buste est nu... Et ça ne serait rien encore, mais avec cela une jactance, des déhanchements, des poings sur la hanche, une façon de se planter devant les hommes et des regards d'une impudence, d'une indécence, d'une crudité...

Une attitude enfin qui fait supposer tout et le reste avec...

Elle et folle positivement.

On est vraiment gêné, ça me donne des envies de m'en aller ou de me cacher la tête derrière un rideau.

Surtout que je ne suis pas la seule à le voir, papa, Paul et même Michka viennent me le dire dans des termes plus ou moins durs, il paraît que les Kotchoubey et les autres en causaient très étonnés pour ne pas dire plus. C'est Paul qui est tombé au milieu de ces conversations... Mais c'est qu'elle croit produire un effet irrésistible, capiteux, charmant... Et avec cela des airs bon-enfant et des naïvetés voulues qui avec les apparences [Mot noirci: sont] des horreurs. Garnitsky aussi enfin tout le monde dit chocking au grand bonheur d'Alexandre qui attise les méchancetés. Je ne sais ce qu'elle pense, il faut vraiment qu'elle soit bête, à table tout à coup: Eh bien et moi je bois au prince Victor Kotchoubey !. Cela a produit un silence des plus embarrassants.

Après tous ces toasts et tout ce dîner assez mauvais comme cuisine on forme un quadrille de famille, papa, maman, Paul et sa femme, moi et Basile Kotchoubey, Kapitan et Mlle Moller. Ils ont bien du voir que je suis jolie ces deux Pomar de malheur, oui je crois, du reste le Basile est assez aimable, nous dansons encore ensemble,on danse une ronde, à la bonne franquette.

Mais vers onze heures les hommes s'isolent et on se met à boire, c'est toujours comme ça ici surtout à un baptême; on essaye de saoûler le pope qui reste très sage et tout seul à regarder tout le monde. Je suis très aimable pour Michka et pas assez pour Lihopoy que j'ai oublié complètement et maintenant ça me fait de la peine car le pauvre garçon qui ne demandait pas mieux que de causer pendant que les Pomar, Paul, papa et Garnitsky buvaient comme des éponges dans le salon chinois duquel on ferme les portes. C'est drôle n'est-ce pas. De temps en temps il en sortait un, un peu étourdi puis on l'envoyait chercher et il quittait les dames sans trop de chagrin. Il paraît que ça se fait comme ça ici. C'est égal on pouvait faire autrement. Mais papa et Paul sont en extase devant ces deux officiers et c'est pour leur plaire, se tutoyer ensemble; Paul s'attendrit, fait une déclaration à Lihopoy et fond en larmes en disant qu'il est l'homme le plus fortuné de l'univers.

Quant au prince Victor il vient entamer avec moi et Michka une très longue conversation sur les Tartares, la haute civilisation et les Cosaques, à laquelle personne de nous ne comprend grand chose.

[Mots noircis: Je suis un peu tranquillisée et ce n'est plus le moment de] se faire jolie pour qu'on s'en aille boire avec papa et Paul dans la chambre à côté. Et puis parler à un homme ivre c'est dégradant, bien que la tenue des deux héros soit parfaite quand même. En somme voici la deuxième visite seulement et un jour de baptême encore ou on est en l'air ou on invite le pope, enfin ou l'on est... Dans son village... Ça ne se serait pas passé autrement chez eux car enfin il faut bien inviter des types d'ici. Kapitan est légendaire... Je dis cela dans la crainte [Mots noircis: que vous nous] pensiez peu chic, nous le sommes beaucoup... ici... Enfin [Mots noircis: je fais deux propositions ] que nous sommes là comme eux, [Mots noircis: Je suis] bonne princesse et Basile et moi nous moquons un petit peu de ces braves gens. Je l'ai déjà dit, en vérité j'ai une peine inouïe d'écrire ce soir.