Bashkirtseff

Samedi 7 octobre 1882

Orig

# Samedi 7 octobre 1882

Le mot de Julian demandait du papier disant mon nom et ajoutant: c'est une élève de l'atelier et quelqu'un souligné. Mais ce journaliste avait peut-être quelqu'un d'intéressant ou une affaire... Quant à Julian, nous nous sommes encore disputés pendant une heure pour en arriver à être du même avis et nous avions même commencé par là, seulement notre éloquence nous fait toujours divaguer et le sujet c'est toujours mon travail, mon art, mes impatiences, mes calculs etc. etc. Il dit que je m'éparpille, qu'à mon âge artistique on a le nez fourré dans son travail et l'on ne songe pas aux tableaux, je voulais le lui faire dire. Il me répète encore qu'il m'estimait au dessus de Breslau, il me rappelle avec quels efforts pénibles elle a eu sa médaille... (d'atelier) et s'est débrouillée dans sa peinture, avec quelles peines, quelle ténacité. Et que je dois travailler et ne pas me consumer en tentations prématurées.

C'est bien vrai, il est bien dur.

Il faut être folle pour compter sur un miracle qui doit me faire faire un tableau au delà de mon pouvoir... Puisque même d'après mes calculs, j'ai un an et demi avant d'en être au Breslau-1881 ? Oui c'est bien vrai, mais c'est bien dur. Enfin Julian m'a expliqué par quelle suite d'efforts, par quelle patience, quelle continuité de travail ceux qui veulent arriver...

Il me semble que je faisais tout... Pourtant non, puisque Tony aussi dit que je ne fais pas comme il faut faire. Ils ont raison, mais c'est bien dur. Oui, c'est dur de ne pas

[Feuillets 121 à 124 arrachés]

[bas de la page 124]... que prends avec sérénité... C'est vrai que j'ai ce sentiment-là, il me semble que ce n'est qu'une question de temps... Pourvu qu'il ne soit pas trop vieux... Trop occupé de choses réelles, trop sorti de toutes les poésies que j'aurai que cela moi... C'est ce que dit Julian... C'est ce que je pense... Enfin tant qu'il n'était pas marié je pouvais avoir des craintes, des inquiétudes... Mais c'est fait, il n'y a plus rien à redouter...

J'ai l'air de dire: ma jambe est coupée, je n'y aurai plus mal... Il n'y a qu'à attendre le moment ou bien... En arriver à cette conviction que ce n'était pas encore cela et que je n'ai pas encore rencontré Celui qui doit être. Quand Julian m'en parle il me semble... Enfin tout cela revient et je crois bien que c'est éternel... Pourtant comment expliquer alors que je sois si tranquille... Dans les livres, on souffre... Moi je le vois jamais et j'attends avec une tranquillté...

C'est ce Julian qui en m'en faisant parler donne à toutes ces rêveries un semblant de réalité. Donc Julian est mon confident, le seul au monde bien qu'il n'y ait peut-être pas en lui toute la hauteur et toute la profondeur avec laquelle je voudrais être comprise... Je doute de lui parce qu'il a eu plusieurs fois l'air de croire possible des choses... Enfin que si Cassagnac avait voulu il aurait pu faire tout de moi. Il vous aurait fait quitter votre chambre à minuit. Oui, mais je l'aurais méprisé. Oui, parce que j'avais en lui toutes les confiances et que je les aurai encore et que c'est peut-être parce que je suis d'une essence plus pure que les autres. Il m'aurait dit d'aller dormir à côté de lui que je n'y verrais pas autre chose que de dormir véritablement et encore appuyée à son épaule comme à un autel sacré. Du reste j'aime bien passer tout près de ce qui serait salissant ou fatal et dont je me crois préservée par mon orgueil. Je ne veux pas admettre qu'on me suppose comme tout le monde... Et souvent hélas j'ai eu l'air d'acquiescer à des conversations ou des suppositions en prenant l'air de ne pas comprendre et de ne pas admettre la possibilité...

Ainsi je veux bien qu'on dise que je suis folle et que mes extravagances soient comprises comme telles mais non comme des actes ordinaires et naturels.

Je vois à chaque instant qu'il n'en est pas ainsi dans la vie réelle et je ne puis perdre mes illusions... Tenez cet orléaniste de Tony comprend je crois ce côté qui échappe peut-être à Julian-Je dis orléaniste au figuré... Car il est d'un terne, Non ! C'est extraordinaire, comme ce garçon a gaspillé une existence qui aurait pu être splendide. Fils d'un père illustre il s'est trouvé tout naturellement dans un milieu propice, brillant et admirable. Lui-même a eu assez de talent pour occuper une des premières places dans le monde des arts. Avec cela beau comme on l'est rarement, médaille d'honneur à trente-deux ans. Tout enfin... Et qu'en a-t-il fait ?

Ce qui résume tout c'est qu'à quarante-quatre ou cinq ans, n'en paraissant que trente-cinq au plus, il porte des chaussettes de coton blanc et des pantouffles en feutre ! Et ça chez lui, au milieu de toutes les poésies que pourrait avoir un atelier. Ni aventures avec des femmes du monde, ni amours avec de belles créatures... Il s'attache comme un vieux laid à des petites gre-dines qui se moquent de lui et a pour l'heure une habitude ! Pour la petite Reine la plus insignifiante, plus insipide des rouleuses, une espèce de pot à tabac à face de petit cochon mort qui a toutes les apparences bourgeoises et des... amabilités complètes pour les premiers Alphonse venus.

C'est Irma qui me met au courant de ces jolies choses. Enfin Irma ça se comprend, elle est drôle, rouée, vicieuse, gaie, ou bien prenez de belles bêtes mais ça !...

Julian n'y comprend rien et moi tout en constatant que c'est un garçon moisi, vieille école et oublié, je le [Mot noirci: vois] un peu... au delà--- avec des yeux plus indulgents--- Avec un peu de poésie on pourrait découvrir là une nature délicate, très naïve, jeune malgré les années et souffrant du manque d'aplomb qui le relègue au second plan. Très artiste, il adore les vers et en parle un peu en Prudhon... Comme de tout du reste... En somme un fond sentimental qui me plaît assez. Il doit y avoir dans ses attachements naïfs et en quelque sorte respectueux pour des petites horreurs, un grand besoin de tendresses... Il doit les prendre calmes et ternes croyant trouver plus de... vertu, plus d'innocence que dans de belles filles gaies et changeantes.

Et en somme il doit bien savoir que Reine ou une équivalente sont aussi changeantes... Il paraît qu'il l'a su, qu'il en a pleuré et qu'il y est retourné.

Irma dit qu'il est comme un vieillard au moral du moins... Je l'espère... Pour lui. Si j'étais douze, une de ces douze irait s'occuper de [ce] garçon et faire du sentiment avec lui.

Je suis sûre qu'il aurait des élans, des tendresses, des paroles charmées qui seraient charmants et en même temps des choses prudhommesques qui détruiraient le charme... Je crois... je suis toujours obligée de dire: je crois ou il me semble n'étant ni un auteur qui invente ni une femme qui a vécu, donc je crois qu'un homme malheureux peut facilement être intéressant; il souffre, consoler est adorable ! Mais dès qu'il est consolé ce qui vous avait poussé vers lui n'existe plus, devenu heureux, content, gai, il lui est bien difficile de ne pas être vulgaire ou tout au moins de ne pas vous blesser par quelque manifestation de gaieté ou de contentement qui enlève le cachet poétique à votre dévouement qui cesse d'être mission, charité, ciel et devient une simple association avec un homme comme les autres qui n'ayant plus ni soupirs, ni larmes devient moins que les autres par ce fait même que... Ce qu'il y a de triste c'est que mon pêcheur n'est pas bon et que j'en suis fatiguée... Savoir... En 1880 Breslau aurait-elle réussi un plein air aussi difficile.