Jeudi 28 septembre 1882
# Jeudi 28 septembre 1882
Je dessine ma Madeleine pendant que Tony vient choisir les objets de mon bureau pour le portrait. Son système, son art est exaspérant, ce n'est pas de l'art. Il vous apprendra bien le métier mais pour le reste il est d'une influence dissolvante, aussi je ne l'écoute que pour ce qui est des choses d'élève. Ce n'est pas non plus lui qui apprendra le métier de peintre. Sa pâte est sèche et blafarde et débile et lorsqu'il vient dire que lorsque j'aurais une étude entrain il me montrera avec la brosse et dans la pâte toute fraîche, comment il faut faire... Ah non ! C'est ça qui me perdrait du coup, quand ce ne serait que par la peur de faire comme lui.
Autrement je le consulterai toujours et Julian aussi.
Je lui dis que je ne veux plus faire mon tableau ne me sentant pas de force, il trouve que c'est très sage d'autant plus qu'au lieu de m'y préparer par des études [Mots noircis: très sensées] je suis allée faire des études clandestines à la Grande Jatte.
Il craint que le très grand mal que je me donnerais ne donne pas des résultats que j'ai pu rêver. Il veut que je me concentre et que je fasse des études chez moi, des morceaux en donnant tout ce que je pourrai.
Et je lui réponds que ça ne mènerait à rien, je ne peux pas peindre, plus je m'acharne plus c'est sec, plus c'est papier, plus c'est mince. Et pour le tableau il a bien tort de croire que je le ferai mieux quelques mois plus tard, pour ce qui est dessin, pose, arrangement ce ne sera jamais autre chose qu'en ce moment, le tableau est fait, quant à la peinture il ne faut là qu'un certain sentiment et ça ne s'acquiert pas, quant à faire un beau morceau de peinture je ne le pourrai jamais, de sorte que renoncer à le faire à présent, espérer faire mieux après autant vaut renoncer à jamais à cet art horrible qui martyrise [Mots noircis: je ne lui dis pas ça car j'aurais l'air venant de ce qu'il] dit du projet de faire le tableau. Mais je lui exprime mon découragement et il dit que c'est excellent, qu'il a eu de ces désespoirs, qu'il en a vu chez d'autres, que ça prouve etc. etc. Enfin je suis en désaccord avec lui, si ce tableau ne peut se faire, je ferai bien moins encore un portrait ou une simple tête parce que là tout est dans l'exécution, bien moins n'importe quel sujet moderne. Sans sujet, sans expression.
Faites des études, apprenez à peindre. Mais puisque je ne le pourrai jamais !
Breslau au bout [de] trois ans peignait de façon à ce que ce même orléaniste l'a encouragée à exposer, c'était en 1879. Il me cite tous les noms connus qui selon lui ont mis, sept, huit, dix et quinze ans... Je m'en moque.
Voilà près de quatre ans... Enfin j'en suis comme nombre d'années au point ou était Breslau en 1880, à son deuxième Salon où elle a été placée dans la galerie extérieure, ce que Wolff a appelé la Morgue.
Et Bastien a alors dit que dans son portrait il n'y avait rien, seulement dans le petit tableau placé dans la même Morgue il y avait quelque chose peut-être.
Donc ce n'était pas bien fort. Eh bien mathématiquement je suis au même point. Je ne désire pas aller plus vite qu'elle. Mais je ne me crois pas de sa force, c'est-à-dire que je n'en sais rien, elle ne risquait pas des plein air en ce moment encore. Je redis toujours la même chose. Je suis désespérée... Je jouerai bien quelque rôle tragique, une sorte d'improvisation, je me sens sur une hauteur au milieu d'un désert de neige, tout est blanc, tout est vide, tout est froid.
Se rendre compte, c'est horrible ! Voilà où m'ont mené cinq ans de travail et il n'y a de la faute de personne... S'il s'agissait de... se tracasser comme moi pour arriver, ce serait trop facile. Tony répète toujours que je suis admirablement douée, que j'ai des dispositions extraordinaires mais que je n'ai pas assez de suite dans le travail et que je m'énerve en voulant aller plus vite que ce n'est possible. Mais non puisque voilà quatre ans que je peins. Et... Et il n'y a plus rien à dire...
Personne n'est coupable de ce que je sois un génie frappé d'incapacité.
Je verrai Julian... Du reste il sera de mon avis non pour me plaire mais parce que je suis persuasive, lorsque je me mets à prouver, c'est avec un tel feu que l'on dit comme moi et je suis bien attrapée car bien souvent je voudrais être rassurée.
Tony... Voilà trois ans qu'il me rassure mais si je persiste... Je vois le moment ou il me dira que j'ai raison et que je ferai mieux de faire autre chose. Et qui fera une tête alors !