Bashkirtseff

Mardi 8 août 1882

Orig

# Mardi 8 août 1882

J'ai encore vu en rêve le journaliste de trente-huit ans, au fait il aura trente-neuf ans le 2 décembre prochain, et moi le 26 novembre, vingt-quatre. Nous vieillissons.

Moi, si j'ai fait de grands progrès en commençant c'est que c'était pour faire ce fameux portrait. Depuis trois jours je pose et ne fais rien, il me semble que tout est fini, que je ne puis rien faire !...

J'ai encore posé, ma tante m'amène, va faire des courses et revient comme tous les jours. Mais j'ai la tête un peu troublée par "Les rois en exil" de Daudet, je l'avais déjà lu mais ça se recommence, il y a là de si ravissantes pages, une finesse d'analyse, une netteté d'expression qui me ravit, des choses qui font pleurer. Des choses de sentiment... C'est Tony aussi qui m'y fait penser ce soir. Il est triste, son père est âgé de quatre-vingt-six ans et sa mère de soixante-quinze, son beau-frère est mourant, il ne lui restera que sa sœur qui a ses enfants. Le voilà tout seul, il passe ses soirées dans la solitude, il s'ennuie et s'en plaint. Je vous l'ai dit c'est un être sentimental, alors il a fini par dire qu'il finira par se marier... Et alors moi comme si j'étais vieux garçon je me mets à penser... C'est-à-dire que je me mets à suivre les sentiments des autres; ça m'arrive souvent, c'est ainsi que doivent faire les romanciers à ce qu'il me semble, n'est-ce pas ?

On entre presque dans la peau des gens et on pense avec ou pour eux, c'est une course en dehors de soi qui peut passionner, et puis... "Les rois en exil". Ah ! les ravissantes et attendrissantes choses. L'amour de Méraut pour la reine. C'est beau l'amour. Mais où vais-je trouver cet homme extraordinaire, ce héros... Car ce doit être un héros, le mot tourné en ridicule est juste.

Tony et son matrimonisme... C'est sentimental, calme... c'est comme quand j'ai pensé à Gabriel... Mais l'art a besoin de l'être tout entier aussi faut-il à ce qu'on dit que l'artiste renonce à Pamour ou se marie... Il vaut encore mieux se marier, car l'art avant tout, eh bien oui, mais les femmes n'ont pas autant que les hommes besoin de ce que... Dumas fils appelle l'amour... Oh ! faire mon tableau, oh ! avoir du talent. Le portrait me fait perdre du temps ! Ce portrait [Mots noircis: avec ça] ordinaire, pas même joli. Ce n'est pas une vie, quand je ne travaille pas tout m'abandonne; en peignant je m'imagine tisser mon bonheur; inactive tout s'arrête, la nuit et le silence.

Sans parler de ce grand chagrin, de cette atrocité d'entendre mal, c'est surtout en posant, et je suis horriblement humiliée de la complaisance avec laquelle Tony me parle sans trop crier...