Jeudi 13 juillet 1882
# Jeudi 13 juillet 1882
[En travers: Il y a entre ce jour et le 5 mai 1883 un pas énorme de franchi... On ne fait pas un tableau pareil, comme cela. Je ne me doutais de rien.]
Mais cela ne peut jamais être, aussi vais-je me donner trois mois, car il faut compter les jours de mauvais temps et les morceaux ratés. Mais je le ferai plus vite, car ma composition sera faite ici, elle est gravée là, dans la tête. Du 10 octobre au 1 5 décembre il y a soixante sept jours. Or il me faut de travail ordinaire trente jours, oui trente jours. Oui trente jours. Décomptons : Reste trente sept jours. Otons sept jours de maladie. Reste trente, quinze jours de mauvais temps, et quinze jours pour refaire ce qui sera mauvais. Sans compter que s'il m'en faut plus je pourrai rester plus tard que le 1 5 décembre... Ah ! vous m'en direz tant !
Non, mais c'est que si je me réembarque le 1 5 ou le 20 je serai à Paris le 1er janvier et pourrait faire un bon portrait en deux mois et demi qui me resteront.
Mes calculs sont très justes. Tenez pour Thérèse j'ai dit quinze jours juste et j'ai mis trente jours; et notez que j'ai eu du malheur tout le temps avec la tête.
Donc en mettant trois fois plus qu'il faut je pourrai tomber juste car ce tableau est bien plus difficile et qu'il faudra chercher l'effet et tant de choses... Eh bien si je ne le fais pas de premier jet c'est que ce sera mauvais... Pourtant... Oh ! ces explications et cette plume...
Assez, assez, assez.
Nous allons chez Julian avec la duchesse puis au Bois où il y a encore beaucoup de monde. Et à dîner nous avons Saint Amand, la Cerny, Géry et les deux Engelhardt; tout cela à l'improviste.
Et le cuisinier étant ivre mort nous n'avons pas eu de dîner du tout, il fallu envoyer dans la crèmerie à côté chercher des choses à manger. Mais on a bien ri. Géry avait apporté des dragées du baptême de sa petite fille. Nous lui faisons voir l'hôtel et le voilà qu'à l'atelier, il me prend presque la taille, j'ai cru qu'il allait me faire quelque question que l'entrée de maman avait interrompu et dans l'escalier je lui ai demandé quoi ?
Rien, figurez-vous, il riait en disant qu'il voulait me demander un baiser... Mais comme Gavini, lui et Saint Amand sont mes pères... je prends cela... Pourtant cette plaisanteries de la part de cet espèce de bonapartiste m'a fait un vilain effet.
Je crois toujours qu'on va me manquer de respect et qu'on me prend pour quelqu'un de peu honorable... C'est bête, car Géry a vu du monde parfait chez nous... Et puis... C'est égal c'est ennuyeux et me voilà tracassée... Surtout que nous avons pris cet hôtel dans ce quartier d'artistes... Et mon tableau... Si vous saviez, je serai obligée de partir pour le faire et j'enrage d'avance car ma famille va attribuer un but hygiénique à ce voyage, de sorte que j'ai presque envie de rester... C'est enrageant.
Il faut que Tony voit les esquisses et me donne ses avis. Je les lui porterai samedi s'il n'est pas venu demain.
Et puis je suis amoureuse de Cassagnac, mon cœur s'ennuie. Ce journaliste de trente-huit ans et demi, marié à la fille d'une vieille cascadeuse, ne sait plus si j'existe. Non, voyez-vous il me faut une indépendance; j'use la jeune fille par les deux bouts et je ronge mon frein.
Je serai trop malheureuse d'épouser un homme qui voudra naturellement et la dot et la femme. Il est impossible que j'aime ce quelqu'un... Et attendre un prince millionnaire quelconque en Russie peut-être et encore... Il faudrait perdre trop de temps à chercher l'occasion.
Ce qu'il me faut c'est un mari spécial... Qui me donne un nom, une position, qui soit honnête et qui me fiche la paix. Que je sois mariée et tout à fait libre; je ne vois que Saint Amand. J'ai envie de lui glisser en causant confidentiellement et avec des détours aussi habiles que possible... Que je cherherais plutôt un ami, un frère. Que l'art auquel je m'adonne demande que... Et puis en guise d'enfantillage que plusieurs sorciers m'ont prédit que je mourrai à la naissance d'un enfant... Non, c'est trop délicat. Saint Amand n'est pas comme tout le monde mais impossible de lui faire comprendre que cela me va...