Lundi 10 juillet 1882
# Lundi 10 juillet 1882
Rosalie va me quitter, c'est un chagrin. Je l'ai depuis cinq ans et demie et je m'étais si habituée à elle qu'elle était au courant de tout, je lui racontais une quantité de choses, presque tout, riant avec elle; enfin, elle restera encore un mois, nous avons épuisé les plus beaux raisonnements pour la détourner du mariage mais quand cela tient quelqu'un... rien à faire. Une femme recommandée par la duchesse est entrée depuis ce matin, elle vient de me parler, très douce, très humble me priant de vouloir bien être indulgente pour commencer, qu'elle fera tout au monde, qu'elle ne demande pas mieux, que si elle manque à quelque chose c'est parce qu'elle n'ose pas devant Rosalie, bref attendrissante et me baisant la main comme une domestique russe pour finir le petit discours.
Eh bien c'est comme l'oraison funèbre de Rosalie, cette fille à force de vivre avec moi et de m'écouter avait acquis des délicatesses de sentiments et des finesses que je ne trouverai pas dans une autre. Ici je verse quelques larmes. Les domestiques n'ont pas de cœur... et les maîtres sont égoïstes... Pas moi, je suis meilleure que les autres... Ah ! je m'adore et m'apprécie... Vous croyez que je me moque... Je suis très sincère. Donc pour parler d'autre chose Tony avec son Italie et l'île de Capri et mes aspirations... Il paraît que c'est juste, des aspirations en faisant le tour de l'île en bâteau tout seul... et c'était beau... Ah ! je le sens comme si j'y avais été. Eh bien oui, cela me donne envie de faire le tour de l'île en bâteau toute seule, c'est-à-dire avec quelqu'un oui, c'est Tony qui me donne l'idée de faire le tour de l'île, en bâteau avec Cassagnac... Tout bonnement.
Je croyais que c'était fini... Ce sera fini quand j'en trouverai un autre. Et si j'avais continué à le voir et si ça n'avait pas été fini avant de commencer... S'il... je ne l'aurais pas épousé... Ni alors, ni ensuite, ni à présent... Et il ne doit peut-être son prestige qu'à la distance, comme les hommes politiques qui se dépopularisent au pouvoir, il se serait usé à l'usage. Mais voilà quatre ans qu'il est dans les nuages pour moi, c'est comme quelqu'un qui meurt jeune... On en garde un éternel et charmant souvenir.
Et puis Rosalie adore Coco et Coco l'adore et ils jouent le matin et le soir dans ma chambre, et j'ai l'habitude de cette fille, le soir quand j'écris ou que je travaille je l'appelle: Rosalie ! Mademoiselle : restez là. Qu'est-ce qu'il y a ? Attendez, rien... Enfin une habitude et puis quand je n'entends pas... elle sait cela... Ah ! c'est assommant, donc je reviens à dire que je garde un souvenir... ridicule à... Au Défunt depuis quatre ans. Depuis quatre ans. Il a passé très vite et a laissé une trace profonde et comme rien d'autre ne me touchait... Ou bien ne serait-ce pas à cause de lui que je suis restée insensible ?... Insensible en quelque sorte... car autrement il y a eu des heures ou Gabriel par exemple me paraissait charmant et puis quelquefois des choses... Des idées... Matérielles comment dire ? Mais à ces... Velléités de ... Jeunesse, à tous ces sentiments confus j'assiste en spectatrice; je m'examine en curieuse... Ça m'amuse et quand je vois que je plais... Je voudrais pouvoir sans me salir, partager ce que j'inspire... Du reste, pour ce qui est de moi du moins, je subis l'influence du sentiment que je fais naître et alors mon imagination s'installe dans un bon fauteuil et j'assiste à ce spectacle fugitif d'impressions insaissables. Ah ! j'ai bien du talent comme écrivain !.. Je m'adore par besoin d'aimer quelqu'un, c'est excusable.
Non, dites, comment faire ?
Nous sommes voisins, la rue Ampère donne dans le boulevard Malhserbes à la hauteur du n° 1 55 je crois et l'hôtel Acard est au 161.
Ma tante l'a rencontré il y a deux jours et cela m'a fait quelque chose. Mais il s'agit d'art, je suis entrain, je travaille; pourvu que cela dure mon Dieu.
J'ai fait un pastel excessivement bien, charmant etc.
Tony me l'a demandé et a dit qu'il poserait pour moi, vous savez que de maître à élève c'est le comble du chic... Et cela s'est passé avant dîner, avant Capri, et par conséquent de sang-froid, tel qu'il est redevenu sans doute ce soir... Je me demande où je vais chercher que je lui ai causé un trouble passager hier... Enfin je puis me tromper, mais je dis ce que je pense. Du reste ça ne durera pas, c'est purement rien, presque rien, le charme d'une conversation élevée après les misères de la vie de tous les jours, les petits modèles, Irma, Reine; les tristesses d'un artiste de quarante-quatre ans n'en paraissant que trente-cinq... qui a perdu une dent, sur le devant encore... Mais je ne désire pas exercer de plus grands ravages que cela, être trouvée charmante, amusante, attachante et pour vibrer de temps en temps une corde intime, un son profond, un éclair qui un instant fait entrevoir ce que pourrait être un amour de cet être fin, divers, complexe et capable... Même d'être sentimentale... De cet être bizarre qui est moi...
Ô Carolus, maître en fatuité viens à mon secours. Je m'aime. Donc je travaille, ce pastel est tout bonnement exquis, des artistes en ont parlé à Villevieille et elle veut absolument que je lui fasse le sien. Bon.
Du reste Tony est un excellent maître, pas tendre et il m'estime, aussi j'ai confiance.
Donc, grâce à Dieu que j'adore et que je remercie je suis tranquille pour le moment. Vous voyez bien qu'on ne se plaint pas toujours. Et j'ai très peur de retomber dans le découragement, je prépare mon tableau, je ferai en outre un portait si Dieu veut que je me porte bien.
Vous verrez que je finirai par produire un livre, il y a des années qu'il m'obsède, mais la forme n'est pas encore là... Il y a je ne sais quoi dont j'ai plein la tête et qui finira bien par sortir un jour, c'est fatal...