Bashkirtseff

Lundi 12 juin 1882

Orig

# Lundi 12 juin 1882

C'est comme du chagrin... Je m'imagine que j'en ai causé et j'en ressens à cause de cela... Et on dira encore que je n'ai pas bon cœur. Avant hier j'ai été chez Tony parce que je me figurais l'avoir un peu trop délaissé au dîner. Le même bon sentiment m'avait portée chez le père Julian... qui était sorti. Et à présent voilà qu'il me semble que j'ai fait de la peine à Gabriel et j'en suis attendrie.

C'est que je m'imagine qu'on fait grand cas de moi...

Cette semaine je travaille chez Emma Lônstadt, une petite Suédoise élève de Julian assez intéressante et qui a un bel atelier qu'on lui a prêté. Nous avons pris un beau modèle de femme et nous la faisons couchée, grandeur nature. C'est pour la première fois et je suis assez émue... Je voudrais faire un bon morceau pour être autorisée à parler du fameux tableau...

Non, vraiment ce suave secrétaire d'ambassade ne pense pas à tout cela et je n'ai rien à me reprocher.

Est-ce bête de s'imaginer qu'on a fait souffrir tout le monde ?! Et quand bien même !... Je ne puis rien faire de Géry, par conséquent il vaut mieux que cela soit ainsi... Et alors je me figure ce pauvre père qui est vexé pour son fils, et ce pauvre fils qui est si malheureux...

Quelle imagination !!

Je vous en parle parce que ça me peine... C'est égal vous ne m'ôterez pas de l'idée que je lui ai fait de la peine et cela me fait d'autant plus qu'il est si raisonnable, si comme il faut, si bon; enfin un Raoul de Bragelonne et je suis touchée de sa résignation (?) et de leur air si bien... Je parle du père et du fils... Il faut pourtant qu'il y ait là quelque chose de vrai pour que je le sente ainsi... D'un autre côté... C'est vraiment fou ces imaginations et ce pauvre Gabriel est sans doute innocent de tout ce galimatias sentimental que je lui prête...