Jeudi 8 juin 1882
# Jeudi 8 juin 1882
Grand dîner chez nous. La duchesse de Fitz James, Mlle de Charette mais voici le plan (voir p. 22)
Le soir il y a en plus le comte et la comtesse de Béarn, M. et Mme Jide, M. et Mme Randouin, Montgomery, Melissano, les deux Pignatelli, Rehmann et cinq ou six jeunes gens qu'on a amenés croyant qu'on allait danser.
[En travers : N'oublions pas que le célèbre voyageur comte de Brazza qui est l'ami des Fitz James et que nous avons connus chez les de Lesseps.]
C'est maman qui ne veut jamais m'écouter et qui a dit d'en amener.
Carolus a été charmant, adorable, ravissant. Lorsque Mmes de Fitz James, de Turenne et de Charette s'en vont, on passe dans mon atelier, tout le monde s'entasse par terre, sur les coussins, sur les peaux d'ours I Carolus chante, joue, cause; c'est une nature étonnante. Nadaud avait dans le commencement de la soirée trois ou quatre chansons et vers la fin Maurel s'est décidé à lâcher un morceau. Je n'aime pas ce grand baryton, son art est commun. Mais Carolus qui se souvient de nous avoir rencontrés chez Fayet, vous vous rappelez l'autre soir, il y a trois ans quand Berthe et moi accompagnées de Bojidar avons exploré le quartier latin, il neigait, il faisait froid. A la suite de cette rencontre chez Fayet, nous lui avons donné rendez-vous à la fête de Murcie par une lettre extravagante. Et il me raconte tout cela à dîner.
Alors nous sommes comme qui dirait complices, il y a un cadavre entre nous !
Ah ! cet être est amusant ! Figurez-vous qu'il m'a fait éprouver presque de la jalousie en causant avec Brisbane. Oh les femmes au cœur vide. Et Gabriel ? Et Tony, Julian l'a enlevé à douze heures et demie. Cela m'a rendu Carolus moins intéressant... Enfin tout ça, tout ça, tout ça, ça n'empêche pas que j'ai vraiment le cœur vide. Voilà le résultat de cette soirée où j'aie donné mon maximum de beauté dans une toilette blanche exquise, avec un cou auquel les yeux des hommes s'attachaient par de longs regards... l'aîné des Pignatelli est assez gentil, surtout à côté de son bêta de frère qui n'a que vingt ans et cinq cent mille francs de rente. Il a joué de la mandoline, Odette a chanté. Ah ! Je me suis amusée avec ce diable de Carolus-Duran. Seulement au
Et la peinture ?? Le pastel est très bon, Tony me l'a dit encore ce soir. Mais cette semaine a été vraiment déplorable, j'ai peint à l'horreur !... Ah ! je n'aurai jamais de talent...
Il est plus de quatre heures, il fait grand jour, je ferme hermétiquement les volets pour me faire une nuit artificielle pendant que les blouses bleues des ouvriers passèrent dans la rue allant au travail déjà.
Pauvres gens. Il pleut, avant cinq heures du matin ces malheureux peinent et nous... qui geignons sur nos malheurs de dentelles de chez Doucet..
Voilà que... j'ai fait une phrase commune et une banalité... Chacun dans sa sphère souffre et se plaint, et chacun a de bonnes raisons pour cela... Moi à l'heure qu'il est je ne me plains de rien car si je n'ai pas de talent personne n'en est coupable... Et de même si je n'ai pas encore trouvé un mari brillant... Je ne me plains jamais que des choses injustes, pas naturelles et détestables comme une quantité de choses dans le passé... Et dans le présent encore bien que... Pourtant cet isolement était un bien qui me mènerait peut-être au talent.
Heureux Carolus qui est célèbre et qui se croit le plus sublime artiste de tous les temps.