Bashkirtseff

Samedi 20 mars 1882

Orig

# Samedi 20 mars 1882

Hier au soir Soutzo ayant sollicité une audience a été entendu. Il dit qu'il n'est même pas blessé de toutes ces horreurs tellement c'est peu vraisemblable , lui qui a au contraire toujours pris notre parti parait-il. Ainsi il parait que Mme Cartwrigth a dit du mal de moi, "des horreurs" dit Soutzo. C'était lorsque Breslau et C° lui avait raconté que je ne voulais pas faire sa connaissance.

Ces cuisinières allaient rapporter chez la Cartwright toutes les légèretés que je débitais et Schaeppi a montré un croquis qu'elle a fait un jour que je me suis déshabillée devant elle, très pressée et ayant besoin de lui parler.

Tout cela doit constituer les horreurs dont parle Soutzo, du reste je n'ai pas demandé de détails. La pauvre Cartwright se rattrape en chantant partout mes louanges. Mais ce qui m'ennuie c'est qu'elle est vraiment une dame qu'on ne peut pas fréquenter... C'est-à-dire maman le peut, mais une jeune fille déjà assez attaquée comme moi se compromet...

Ah ! je suis découragée... Vous qui savez ma vie, où sont les horreurs ?

Qu'est-ce que je fais, depuis que je suis à Paris, je ne suis même plus excentrique... L'Italie et en Italie qu'ai-je fait ?

Je me suis embrassée en cachette avec le sale Antonelli. Eh bien après ?

[Mots noircis: A moi] ça me dégoûte mais pas mal de jeunes filles l'ont fait et le font et on n'en dit pas d'horreurs. Je vous assure que lorsqu'il m'arrive comme cela des bribes de ce que l'on dit de nous et de moi j'éprouve de la stupeur tellement c'est insensé. Le malheur c'est que sans de puissantes alliances et sans fortune colossale nous sommes des gens très élégants, très remarqués et l'on s'occupe beaucoup de nous. Et comme on ne sait pas la vérité, on invente chacun à sa façon; le procès a été désastreux, maintenant c'est fini mais alors c'est autre chose...

C'est moi qu'on attaque... Et lorsque bien tranquille et seule dans ma chambre au milieu de mes livres après avoir travaillé huit ou dix heures, je songe à ce qu'on peut raconter de moi... Que je suis moralement arrachée de ce milieu sépulcral, déshabillée, commentée, défigurée; qu'on me prête des pensées, des actes... On me donne vingt-sept ans et l'on me prête une indépendance-blessante... que je n'ai jamais eue... Eh bien les bras en tombent et l'on a envie de pleurer.

Saint Amand est venu à déjeuner et s'est conduit comme un fou. Il est assez connu comme toqué, du reste son père a été fou et il est sur la pente. Mais la petite Brisbane était là et je ne savais où me mettre devant les extravagances de cet idiot.

Il prenait les mains, les baisait, saisissait les mains de la petite, s'asseyait à côté d'elle, lorsque maman est entrée il a couru l'embrasser... Cela passe la mesure; je sais bien qu'il ne lui coûte rien de s'agenouiller en plein salon ou de taper sur l'épaule et qu'il le fait à des femmes bien mais moi je ne puis souffrir cela, peut-être plus susceptible que les autres comme les gens très attaqués.

Il m'a rendue bête toute la journée-

Mme Gavini, Mme Randouin, Mme Jide, sa mère; la Bailleul, Goldsmid, de la Tour, des Perrières, Kiki, Mme de la Lande, Mlle de Caradori, le petit de Rokas, M. de Dalmas... Villevielle. Je crois que c'est tout. Mme Etincelle n'est pas encore venue. Et ce qui m'étonne c'est que Gabriel ne soit pas venu, il est depuis huit jours à Paris.

Hier nous avons été au Salon avec Gavini, le frère de Bastien et Beaumetz.