Bashkirtseff

Mardi, 23 juin 1874

Orig

# Mardi, 23 juin 1874

Maman est très énervée, elle a pleuré à sanglots ne sachant où nous irions, lorsqu'on lui proposait Vichy elle répondait par une négation furieuse, et maintenant que nous sommes à Spa et même quelque temps avant d'y arriver elle pleura, rit, disant que Spa était un trou, qu'il n'y a personne, que c'est au bout du monde. Opinion que je partage entièrement jusqu'à présent. En vérité jusqu'à présent je n'ai vu personne, quelques messieurs seulement, il est vrai qu'il pleuvait, et depuis ce matin le temps a changé quatre fois, en ce moment il y a un cinquième changement de pluie; et ! je n'ai pas le temps de l'écrire que le soleil apparaît et plus de pluie.

J'ai quitté Paris avec des regrets sensibles, j'aime Paris pour lui-même, en passant par la place du Grand Opéra je voyais les toits des maisons et les vitres des étages supérieurs dorés par les rayons du soleil couchant, c'était si beau, avec tout ce monde qui y fourmille que je me mis à chanter pour comprimer mon émotion, le bruit de l'omnibus était assourdissant, je pouvais crier. C'est dommage qu'on soit obligé de quitter ce qu'on aime, on ne vit qu'une fois et la vie est si courte. Tout en allant je me suis souvenue de tout ce monde que je connais et que je ne connais pas; eh bien ! c'est peut-être bête mais c'était comme si je quittais des amis. Lambertye, Rothschild, Wittgenstein, Chimay, Tichkevitch et même le gros Fritz Meyer; voilà mes amis. Cependant deux d'entre eux sont très farouches et je ne peux les appeler ainsi. Je regrette Paris (je me mire tout en écrivant, je n'ai pas dormi une demi-heure cette nuit et je suis singulièrement embellie). Je suis sortie avec Paul, j'ai acheté un collier à Prater et été dans divers magasins avant de partir. Je ne pourrai pas assez dire adieu à cette ville sublime. Et que suis-je ici, rien; qui vois-je ?, personne. Et cependant j'aime Paris. Je tâcherai de l'habiter un jour si Dieu le voudra bien permettre. Qu'en dirai-je alors ?

Cette petite canaille [de] Berthe a menti ou inventé que le duc de Hamilton viendrait. Je dirai dorénavant Hamilton inversé ce qui fait Notlimah qui a l'air d'un nom de divinité indienne. Je voyage avec ma robe de New Scotland et le petit chapeau noir. Je porte si bien tout, que c'était joli.

[ A partir de là, et jusqu'à l'avant-dernière page du Carnet, le Journal est écrit sur du papier à en-tête à l'initiale M]

Dans la salle d'attente, un monsieur entra et maman dit en l'apercevant: Voilà un homme bien. Je l'avais remarqué encore dans la grande salle parce qu'il rappelle énormément Notlimah, très bien mis et de bonnes manières, enfin il lui ressemblait, beaucoup. Mais ces figures-là sont méchantes et je crains une telle expression de physionomie. Cet air dédaigneux et railleur, cette lèvre frémissante, comme dirait A. Dumas, ces yeux gris et ces manières vives, légères et imposantes en même temps, tout cela m'intimide et me fait peur:

[Marie a déchiré et enlevé le bas de la feuille, puis a continué son journal au verso]

Le duc de Hamilton me revient à la mémoire dans ses moindres détails. Lorsqu'il entre dans un endroit, il l'éclaire, il ne marche pas mais il a l'air de voler, mais voler d'une manière si calme, si noble et si imposante à la fois. Son nez légèrement incliné et sa bouche lui donnent un air dédaigneux et [Rayé: raide] fier mêlé de [Rayé: fierté et de] méchanceté, de cruauté même. [Rayé: Ce sont] Des petits yeux gris ajoutent à tout cela une expression railleuse.

"Il a dans sa démarche quelque chose de la légère majesté d'un dieu". Enfin toute sa personne si noble, son geste si grand et si fat et bon enfant en même temps, son grand air qui même lorsqu'il siffle ne le quitte pas font de cet homme l'homme le plus détestable, le plus repoussant et le plus adorable et attrayant [Rayé: que j'ai] du monde. Repoussant est le mot, car en le voyant de près au Tir au pigeons, je vis à l'instant même tous ces airs et toutes ces manies dont j'ai essayé de donner une idée. Ma première impression fut qu'il avait une figure méchante et j'eus peur. Mais je le trouve néanmoins beau comme un demi-dieu. Apollon en face a quelque chose de lui. Tous ceux qui voudront dire la vérité diront que je dis vrai, sauf quelques expressions que j'ai exagérées peut-être.

Il pleuvait, nous, moi, Dina et Paul allâmes visiter la ville (waterproof et capuchon). Ceux qui nous ont vus nous ont regardés.

Maman est malade, souffre beaucoup.

Encore une de ces attaques de nerfs, je frissonnais à chacun de ses gémissements plus forts que les autres. Grâce à Dieu et à Walitsky la crise passa et elle en est quitte pour garder le lit. Je ne fermai pas l'œil toute cette nuit ou plus juste, j'ai dormi une demi-heure, j'ai donc gagné un jour dans ma vie, cette nuit fut un jour pour moi. Nous avons dîné à quatre heures et demie et vers cinq heures tout en lisant sur une longue chaise je m'endormis comme un bébé. Je me réveillai une heure et demie après croyant que je suis au lendemain et je me surpris debout au milieu de la chambre prononçant des paroles incohérentes, demandant s'il est jour déjà, je révais encore.

Il me semble que deux jours sont passés, car après ce somme j'eus faim.

Maman est contre Spa, qu'allons-nous faire ? Faisons d'abord une reconnaisance du lieu, orientons-nous et on verra.