Vendredi, 19 juin 1874
# Vendredi, 19 juin 1874
Nous n'avons plus d'argent, c'est désolant ! Jamais je n'eus besoin et envie de tant de choses. C'est la position la plus cruelle et la plus misérable qui soit au monde. Dans cet état on est capable de tout.
Me devoir refuser tant de choses. Jamais de ma vie, dis-je, je ne trouvais autant de choses à acheter, jamais je n'ai tant désiré avec tant de désir toutes ces petites et grandes bêtises que je ne peux acheter !
Quelle misérable et piteuse position !
Il n'y a rien de plus affreux, affreux, que de manquer d'argent. On se sent abîmé, abaissé, toutes les volontés se brisent sur cet écueil, toutes les facultés s'obscurcissent et le meilleur cœur ne vaut plus rien !
Pendant notre promenade au Bois (en landau comme presque toujours) ma colère, mon indignation, mon désespoir débordaient par des demi-mots, des silences, des regards. Que je suis humiliée et misérable !
Maman est énervée et aussi misérable que moi, nous tempérons nos souffrances par des martyrisations mutuelles. A dîner elle pleura comme outragée de ma conduite, je ne pleurai pas, je me fis dure et impénétrable comme une pierre. Et quand Dina me regarde avec des petits yeux chrétiens et vertueusement indignés je lui ris au nez.
Sur ces entrefaites arriva Moreno; je me retirai dans la chambre à coucher où je mangeai philosophiquement des fraises à la crème. Lorsque je parus (j'avais la jupe grise de maman et une jaquette rouge) il me trouva très grande. C'est la deuxième fois qu'il vient, la première il ne nous trouva pas. Il me connaissait tout enfant, il demanda la permission de m'examiner, je consentis. Alors ce superbe singe du désert me regarda à travers son pince-nez.
- Une chose, vous ne devez plus engraisser.
Pour lui prouver que je ne suis pas grosse j'allai et je mis mon corsage gris. Alors il fut ou fit semblant d'être ébahi. Cet animal me fit toutes les flatteries possibles et impossibles.
- Mais vous avez une crinoline.
- Mais non, je n'ai rien.
- Mais quelles hanches, mais c'est incroyable, etc. etc. etc.
Il s'étonna et admira à n'en plus finir, mais je dis:
- Monsieur, comme je vous connais et vous me connaissiez toute petite, je vous permets beaucoup et je suis franche avec vous; je n'ai pas de crinoline, je ne mets jamais rien que ma robe.
Cette vieille canaille regardait toujours comme je suis faite. En vérité avec une jupe longue sans garnitures et ce corsage qui me va si bien, je suis jusqu'au cou, une perfection.
- Mais savez-vous, Madame, dit-il à maman, qu'on peut faire rêver le diable ou quelque chose dans ce genre, pire encore je crois. Cette phrase est trop forte et si j'étais une fleur je fermerai mes pétales. Ah bah ! C'est un Brésilien, ces singes-là restent toujours des animaux et rien de plus.
J'ai très bien et purement parlé français.
(Mais j'oublie la fin de la journée d'hier, nous étions au Théâtre français, dans une avant-scène, j'étais habillée. On donnait "Le village", "Le sphinx", voilà un théâtre: Croizette est admirable. La scène au clair de lune est très belle, je ne vais pas analyser la pièce, on l'a fait. Je dirai seulement que je l'ai trouvée magnifique, naturelle, intéressante et que je brûle d'envie de la revoir encore).
Le singe a parlé de Rémy. Il passera l'hiver à Nice et Rémy viendra au mois de mars. Cette idée m'occupe déjà. Il me faut un adorateur, je ne puis pas m'ennuyer, c'est trop bête. Cette fois je lui ferai des yeux à ce garçon et lui ferai faire des bêtises, ce sera si amusant !