Dimanche, 7 juin 1874
# Dimanche, 7 juin 1874
Il pleut (robe grise) j'eus peine énorme à me coiffer. Maman et Dina partirent en avant pour l'église, je vins après avec Paul, mais trop tard, je n'entre pas. On va chez le diacre, puis à l'hôtel, puis on revient; enfin il y a un tas de méli-mélos qui finissent lorsque nous allons aux courses. Malgré la pluie il y a foule énorme, car tout le monde espérait qu'il ferait beau vers trois heures, ce qui arriva en effet. J'ai parié trois fois et toutes les fois j'ai deviné, je dis deviné parce que j'ai gagné (Rayé: presque] des riens, mais j'eus le grand plaisir de deviner. Toutes les fois j'ai parié par inspiration ou je choisissais un favori.
Je garde le programme de ce jour.
Je m'en allais très gaie, ayant rêvé écrevisses ce qui est "immense !". J'étais en expectation de quelque grand plaisir, je me représentais mille bêtises, tantôt il me semblait qu'on va nous présenter Fedus et le baron de Rothschild, que nous irions aux tribunes, entourées et moi, radieuse. [Rayé: C'était en effet une] Ce serait vraiment une fête immense pour mon pauvre caractère vaniteux et superbe. C'est la vérité et j'avais promis de la toujours dire, autant que possible dans ce journal. Tantôt je m'imaginais que je gagnerais mille francs (seulement, oh ! temps de misère !) et que nous resterions encore dans cet enfer maudit et adoré.
Car nous sommes excessivement gênés; c'est abominable à dire mais je suis contrainte de me refuser des robes; or c'est une privation humiliante. Maman s'habille à peine. C'est abominable ! Si les affaires de Russie étaient [arrangées nous pourrions avec nos revenus vivre parfaitement bien, plus que bien, puisque, en ce moment avec peut-être mille francs dans la caisse commune nous payons soixante francs un landau et faisons figure. Qu'on se plaigne > Je trouve que Dieu prend soin de nous car, sans chef, sans guide, nous ne sommes pas réduits à des désagréments, mais au contraire vivons bien et achetons des propriétés de deux cent mille francs sans argent ! Il faut dire plus, en ce moment la villa n'est pas encore payée, les affaires de Russie ne marchent pas, et dans ma tête ambitieuse et extravagante je conçois, vaguement il est vrai, le projet d'acheter un hôtel à Paris. Je n'aime pas les médiocrités et comme à Nice nous sommes (par la grâce de Dieu) à la promenade des Anglais, de même à Paris (toujours avec l'indulgence et la bonté extrême de Dieu) nous serions bien placés, bien logés, bien meublés ! Ce qui manque hélas ! ce qui me trouble, me désespère c'est que nous ne vivons pas en société. Les gens qui sont partout les bienvenus, et partout chez eux lorsqu'ils veulent, peuvent sans doute cracher sur le monde; mais ceux qui ne peuvent pas ! (ou qui n'ont pas encore essayé, j'ai la folie et le bonheur de toujours espérer). Ah ! c'est une bien grande humiliation et privation, toujours parlant mondainement car sérieusement il n'y que Dieu, mais tant que nous vivons (ma plume qui s'était ralentie, vole !), tant que les passions¹ humaines s'agitent en nous, mon Dieu, soyez clément !
Revenons aux courses, à la pluie, au beau temps (j'ai fait ma prière). Je me trouve manquant d'argent c'est vilain. J'ai remarqué que lorsqu'on lit et que le héros ou l'héroïne, ou simplement quelque personnage manque d'argent, on ressent un malaise, on voudrait passer l'endroit, il semble dépourvu d'intérêt et sec !!
Voilà l'effet que ça me fait. Eh bien moi-même je manque d'argent ! C'est nauséabond.
Je me garderais bien d'épouser un poverino, d'abord mon mariage ne servirait à rien puisqu'il ne changerait rien à ma position, et ensuite je ne pourrais pas respecter un misérable, je ne pourrais pas satisfaire à mes fantaisies, à mes désirs et je serais malheureuse, à cause de cela mon caractère deviendrait hideux et je rendrais fou mon mari; fou au point de se noyer. Ce serait le malheur de toute une famille.
¹ J'emploie ce mot pour la première fois
Parce que maintenant je me prive de certaines choses inutiles, je supporte notre vie, etc. etc. et je fais bon courage, je ne me laisse pas aller, je conserve ma joyeuse humeur parce que j'espère un changement; ce changement, c'est le mariage. Or si je me marie sans rien changer je fais quatre malheurs, le mien, celui du malheureux qui sera mon mari, celui de ma famille et de la sienne. On voit donc que c'est dans un but très chrétien que je prie Dieu de me marier comme j'aime. Par un heureux hasard, dont je suis et serai toujours reconnaissante à Dieu (on peut dire à la bonne heure) jusqu'à présent les hommes qui me conviennent en tous points, me plaisent seuls. Je ne commets donc aucune bassesse, ni aucune action vilaine et dégradante.
Les courses étaient plus divertissantes que de coutume, je devinais comme je viens de le dire et puis la vue de chevaux, de jockeys et d'un champ de courses produit sur moi un effet charmant. Je n'ose pas respirer lorsque les chevaux, ces nobles bêtes, touchent au but. Les courses les plus tristes sont toujours divines au moment où courent les chevaux.
Jamais je n'ai vu tant de monde qu'au retour, c'était immense !
Une voiture de plus ne trouverait plus de place, ★nulle part où jeter une pomme comme on dit en Russie. Je n'étais pas contente de moi, je me sentais mal coiffée, et le petit chapeau noir ne me va jamais bien, surtout avec une face fatiguée et les yeux qui clignent* à cause de la lumière. Personne à qui je tiens ne me vit.
Nous tournâmes vers le Bois près du rond-point. [Rayé: Avant. En venant des courses, on] Nous avions rencontré Wittgenstein, ou plutôt nous le vîmes passer, en voiture, en fiacre ou en médiocre voiture, il m'a semblé voir une livrée, avant d'arriver aux Champs-Elysées. Et comme toujours au moment où je l'apercevais, maman dit: Voilà Wittgenstein seul.
Ces mots étaient dits d'un ton presque d'admiration, je ne trouve pas autre chose puis: Voilà bien un fiancé. Ceux-ci étaient prononcés d'un ton de convoitise. Je répondis par un sourire que je n'eus pas le temps de réprimer et qui disait oui, c'est vrai , en ce moment Dina: Juste ce qu'il faut pour Moussia, elle aime les ivrognes. Moi: - Moussia n'aime pas les ivrognes, j'ai dit seulement que je supporterais cela beaucoup mieux qu'autre chose.
Je l'ai regardé ² ce digne prince, il est un peu chiffonné, mais je n'aime pas la raideur.
² Comme le reste, pas comme je faisais avec Boreel. Il ne m'a pas vue.
Je n'aime ni les robes qui ont l'air neuves, ni les hommes qui ont l'air jeune, comme des pommes rouges. Paul se moque de moi, disant que je n'aime que les gens de quarante ans, c'est presque vrai, j'aime beaucoup mieux les hommes à partir de trente ans.
J'ai fait hier une espèce de rêve éveillé. Deux discours, un du duc de Hamilton, l'autre du prince de Wittgenstein. Je les mets toujours à côté involontairement. J'établissais une différence entre ces deux hommes. Je ne devrais plus parler de l'autre puisque mulier habuit. Mais comme chez moi tout est pure fantaisie je puis. Je dessinai le prince de Wittgenstein, quant à l'autre il faut le revoir pour en parler. Je me souviendrai de ce rêve, en temps et lieu.
Je suis indisposée et fatiguée, cela provient de mon chapeau.
Miséréré !
Nous vîmes Moreno avec trois autres messieurs en landau, le Dimansé. Il salua toutes les fois avec ses sourires et son affectation de toujours. Dina disait ce qu'il pouvait dire de maman à ces messieurs, alors je dis "C'est oune dame qui était amorose de moua", maman et Dina dirent quelque chose que je n'ai pas remarqué. Moi :
- Non, il ne dira point cela, il dira: "C'est oune dame rousse que z'ai boucoup connue".
Maman resta étonnée.
- D'où est-ce que tu connais ces expressions ?
Je rougis de plaisir. Cet homme pour avoir simplement fait une simple cour à maman, se donne j'en suis sûre des airs de Don Juan. Créature digne de pitié !
Ce n'est pas à moi de juger, ce que je me garde bien de faire, je dis seulement que je pense maman toute innocente et que dans son innocence elle se laisse entraîner comme une fille de quinze ans, et on peut facilement la croire moins pure qu'elle ne l'est. Par exemple elle fait souvent entendre qu'elle a été "la maîtresse, la maîtresse du roi ' Ce qui est faux, elle le fait entendre à demi par un faux orgueil. Un jour, exaspérée, je lui dis ce que je pensais sur cela, elle a rougi. Car voyons, si c'est vrai il n'y a pas de quoi se vanter, si ce n'est pas vrai, c'est stupide, bête et humiliant de le vouloir faire croire".
Que je suis prodigue de papier ! Heureusement la plume glisse bien et je ne suis pas fatiguée, mais mon esprit est fatigué et ne veut plus me servir pour ce soir. Et un sommeil différent jusqu'au dîner. Nous ne dînâmes qu'à huit heures et les écrevisses m'apparurent en vain, aucune joie immense ; peut-être mon rêve pensait que le plaisir de voir...