Bashkirtseff

Lundi, 1er juin 1874

Orig

# Lundi, 1er juin 1874

Je porte une robe de toile écrue simple et jolie, de Caroline. Il fait très chaud, insupportablement chaud si ce n'était pas à Paris.

Par quoi commencer: la journée est intéressante. J'ai vu Berthe, Berthe ! Nous fîmes arrêter nos voitures, nous descendîmes, nous nous embrassâmes, mon cœur battit, ma voix trembla. J'affectais un air indifférent qui m'ennuyait. Je montai dans le coupé avec elle, elle allait faire une commission au Bon Marché, j'allai avec elle et maman nous suivait. Il y avait avec nous, la gouvernante à laquelle je ne fis aucune attention; d'ailleurs je n'avais pas de secrets à dire, je n'en aurai jamais avec personne, surtout jamais avec Berthe, elle est rusée et pas franche.

J'ai tant parlé avec elle que je ne sais par quoi commencer... essayons de faire un dialogue. Mais mon cœur bat et je suis émue, je sais que je ne dirai pas ce que je veux, j'ai oublié. Berthe:

- Il paraît que nous nous détestions à Bade.

- Non, je ne vous détestais jamais, il y avait des petites bêtises d'enfants; mais je m'en souviens toujours avec un énorme plaisir; n'est-ce pas que c'était drôle ?

- Oui, êtes-vous venue à Bade après ?

- Non, nous passâmes l'été à Nice, il faisait très chaud, nous y avons acheté une villa et nous y passerons les hivers, c'est ennuyeux pour moi car je n'aime pas Nice.

- Je crois que vous n'aimiez pas Paris, vous aimiez Rome.

- Non, je déteste Paris, je n'aime pas Rome, nous allons en Angleterre et j'en suis enchantée, c'est le pays que j'aime le mieux.

- Je n'étais jamais en Angleterre mais je crois que je l'aimerai beaucoup.

- Il y a tous les plaisirs qui sont mes délices.

- Etiez-vous aux courses lundi ?

- Oui, par cette pluie, et vous ?

- Nous aussi.

- Je vais monter Foliero à M. Baltazzi, nous n'avons pas nos chevaux ici et je monte les chevaux de ce monsieur. Maman n'a pas peur de me laisser avec lui, il monte très bien.

Je voulais arriver vite au fait, nous nous fîmes toutes les questions imaginables, je voulais lui dire en forme de question, Hamilton est marié ? mais je sentais que je rougirais, mon cœur battait, je craignais que Berthe n'entendît ces battements importuns. Enfin je me décide, je rougis, puis je pâlis, [Rayé: c'est comme si j'étais] [le mot suivant est couvert d'une tache d'encre].

- Vous savez, le duc de Hamilton est marié ?

- Oui, je sais (elle ne se tourna point et me laissa libre, elle craignait que je ne me tourne, que je verrais sa figure; j'avais la même inquiétude; nous ne nous regardâmes donc pas, nous rougîmes toutes les deux, nos voix étaient émues et affectaient l'indifférence. Nous sentions la même chose, nous deux n'étions qu'une seule personne en ce moment. Elle pourrait me foudroyer en se tournant en me regardant en face; heureusement elle n'en fit rien, elle avait peur pour elle-même. Cet instant passé elle reprit: [Rayé: Avez-vous vu]

- Le duc est en ce moment à Bade, mon père l'a vu, il est devenu comme un bâton.

- Vraiment ? je serais curieuse de le voir bâton, cela me semble impossible.

- Oui, mon père l'a vu, il revient d'Egypte.

- Alors c'est l'Egypte qui l'a...

- Non, il va tous les hivers en Egypte.

- Ce serait tout de même curieux à voir. Vous avez vu sa femme, est-elle jolie ? Grande, petite, brune, blonde ?

- Elle est laide (à ce mot mon cœur bondit de joie), brune, grande.

- Ah !

- Elle a des épaules allemandes, (elle montre des épaules comme Gioia) une très jolie taille, des épaules comme ça, (elle montra comme chez Gioia) , elle est brune. Sa mère est une très belle personne, aux cheveux jaunes, grande; vous l'avez vue à Bade, la duchesse de Manchester ?

- Non, je ne l'ai pas vue, mais la fille est brune, elle est laide, dites-vous ?

- Elle n'est pas laide, elle n'est pas jolie, on la trouve distinguée, il y a des gens qui ne la trouvent pas même distinguée; elle a une jolie taille.

Si elle n'est pas jolie, tant mieux pour le duc... car le duc... lui-même (avec hésitation) n'est pas...

- On la trouve distinguée.

- Oui, mais...

(Elle n'est pas jolie ! Comme c'est extraordinaire; je croyais que sa femme devait être belle).

- Son frère aussi est marié, il a épousé Mme Paskevitch et Hamilton ne veut plus le voir, lui parler.

- Pourquoi, comment ?

- Parce qu'il en assez, il ne veut plus payer ses dettes.

- Est-ce qu'il payait les dettes de Carlo ?

- Oui, tous les deux jours.

- Je comprends, c'est désagréable. S'il n'est pas marié avec Mme Paskevitch, il est comme s'il était marié.

(Je ne compris cette phrase qu'en l'écrivant).

- Mais elle est mariée.

- Ça ne fait rien. (J'ai oublié ce qui se dit de plus, je suis seulement heureuse de me trouver avec quelqu'un qui parle une langue que je comprends, qui aime ce que j'aime, qui pense comme je pense, qui cherche ce que je cherche, qui s'intéresse à ce que je m'intéresse, qui ne me dira peut-être rien, comme je ne lui dirais sans doute rien du tout. Qui enfin, si je n'avais pas une si haute opinion de moi, serait moi en personne.

Je suis contente de voir que je suis plus grande qu'elle; elle dit qu'elle a quinze ans ce n'est pas vrai, elle en a dix-sept au moins, petite, grasse, pas de grâce, pas de genre. Je l'aime bien malgré cela.

Je crois que si un jour nous devenons amies nous le serons toujours, car jusqu'aujourd'hui il n'y eut encore aucune explosion. Je lui parle sans gêne, elle aussi, je ne la crains plus, elle c'est moi. [Rayé; Lorsque] Elle rougit des choses dont je rougis, ainsi nous n'avons qu'à ne pas nous regarder. Enfin, elle me va !

- Votre père a vu le duc à Bade ?

- Oui, il viendra à Paris pour le Grand Prix (!!!)

- Oui, savez-vous, Berthe etc. (je lui racontai l'histoire de la Kolokolzoff qui avait pris Paskevitch pour Bashkirtseff).

Berthe faisait plus que répondre aux questions, elle faisait comme moi quand je parlais du duc; elle disait d'un coup tout ce qu'elle pouvait dire et avec un petit air indifférent.

Pauvre Berthe ! vous avez rêvé comme moi. Il faut bien se réveiller... Oui ! mais pourquoi n'était-ce qu'un rêve pour moi, quand c'est la réalité pour des épaules allemandes ? !!!

Nous avons encore causé, mais nous voilà arrivées. La gouvernante va dans le magasin pendant que je m'approche de la voiture de maman avec Berthe. Entre autres choses, maman dit tout d'un coup:

- Hamilton est marié ?

- Oui.

- Sa femme est jolie?

- Non, elle est laide, elle a une jolie taille (c'est Berthe qui parle).

- Brune ou blonde ?

- Brune, elle a des épaules allemandes, carrées.

Moi: - Mais je crois qu'on n'admire généralement pas les épaules allemandes, on admire les épaules pendantes.

(Elle souriait).

J'ai rougi quand maman a fait la première question, je me pinçai l'oreille de toute ma force et je fis un grand effort. My blush did not last long.

- Est-ce qu'elle est jolie ? continua maman.

- Non.

- Mais qu'est-ce qui l'a forcé alors de...

- Je n'en sais rien, il ne voulait pas, ce sont les mères qui ont arrangé.

- Moi: Quelles mères ?

- La duchesse de Hamilton et de Manchester. [Rayé: On raconte qu' ]

- Est-ce qu'elle est riche ?

- Non, vous savez les filles ne sont jamais riches en Angleterre.

- Alors pourquoi l'a-t-il épousée ?

- On dit qu'il ne voulait pas mais qu'on s'arrangea ainsi: Un soir il était... ivre, (petit mouvement d'approbation de tous) et la duchesse de Manchester est venue et lui dit:

- Voulez-vous faire quelque chose pour moi...

- Certainement, Madame, je ferai ce que vous voudrez.

- Et bien marriez [marry] ma fille..

Il n'a pas compris, il ne savait rien, et on est venu le féliciter. Voilà comment cela s'est passé.

Je crois que Berthe l'a inventée, cette histoire. Si c'est vrai, je plains et j'aime plus que jamais le bon, le cher, l'adorable duc. Rien que pour ce mariage (si c'est vrai) on peut l'adorer. Lui, pris dans un piège comme ça, ça me plaît, cela me bouleverse l'esprit, cela m'agace.

Cette entrevue avec Berthe est un événement. Je suis troublée pour le reste de la journée. Chez Smith, je pensais à elle, puis nous avons dîné, je n'avais et j'ai pas faim. Je dépêchais tout le monde, et quand on se leva de la table je voulus voler à l'hôtel pour écrire, craignant d'oublier la moitié de ce qui arriva.

Près de la voiture en causant avec maman, Berthe raconta que le duc donne de l'argent à sa mère, à sa sœur, à Carlo. Qu'il a une très belle fortune cinq millions de florins par an, mais que divisé ainsi ce n'était plus énorme. [Rayé: Qu'il] A ce chiffre je rougis et un démon m'a mordu au cœur. Je n'avais jamais pensé à cinq millions de florins de rente, je ne pouvais jamais inventer une pareille fortune. J'en étais hébétée, stupéfaite et je n'y crois qu'à demi. Le plus que je croyais de ses rentes était sept cent mille francs, je n'ai jamais pensé même à un million. Comment la cupidité ne serait-elle pas réveillée et même créée (chez moi il ne fallait rien créer) par cinq millions de florins de rente !

Berthe dit aussi que le duc de Hamilton est un des plus pauvres ducs d'Angleterre. Ce mal me fait du bien. Il viendra pour le Grand Prix et nous partirions ?!!! Ah non ! Non, je ferai tout ce que pourrai pour rester, je prierai Dieu.

A quoi bon rester ? Pour me martyriser, pour m'agacer, pour me faire du mauvais sang ?

Ah tenez rien que d'y penser... rien que d'écrire ce que j'écris... [Rayé: m'ôte], la respiration me manque, (je respire à peine) je frissonne, j'avais chaud, maintenant j'ai froid, j'ai un frisson dans le dos. Le voir cela me paraît impossible, c'est assez, je dirais des bêtises. Seulement il me semble, tantôt il me semble que je ne pouvais jamais être sa femme, que j'étais aussi loin de lui que la terre du soleil, tantôt je suis sûre que rien n'était plus possible, plus probable, plus naturel, plus ★nécessaire*.

Oh ! assez, assez, je le verrai ! En attendant je vais [Rayé: dormir] lire avant de dormir, il est tard, je suis trop surexcitée pour lire, je crois que j'irai dormir. Heureusement je dors toujours.

Je vais le voir donc !!!!! Ah ! Seigneur avec quel trouble j'attends ce jour. Je tâcherai d'être avec Berthe ce jour, je l'emmènerai avec nous pour être avec elle. Je m'humilierai, mais peut-être je le verrai de près, peut-être... Oh mon Dieu ! peut-être je lui parlerai !

Ce serait trop ! Je ne dis plus rien, je divague...

Buckingham était bien amoureux fou d'Anne d'Autriche ne l'ayant vue que quatre fois, et ne lui ayant parlé qu'une ou deux fois !

Ce que je veux pour le moment, c'est le voir, seulement le voir et plus tard j'espère lui parler.