Bashkirtseff

Vendredi, 8 mai 1874

Orig

# Vendredi, 8 mai 1874

J'ai encore pleuré et grondé. On m'irrite terriblement. Ne pourrai-je rien obtenir sans cris et lamentations. "Ora incomincian le dolenti note a tarmisi sentire".

Voilà le commencement de tous nos voyages. Faut-il que chaque plaisir soit empoisonné ?

j'gj –fini "Le vicomte de Bragelonne . La dernière partie est trop déchirante, plusieurs fois je ne pus retenir mes larmes, d'autres fois je me levais indignée, touchée, chagrinée les poings serrés. Quelle enfant I

Depuis le matin jusqu'à six heures je n'ai presque pas cessé de pleurer. C'est presque toutes les fois lorsque je rêve du prince de Wittgenstein, cette nuit je l'ai vu bien distinctement, seulement il était plus laid qu'il n'est. Pourquoi ne rêvai-je jamais du duc ?

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A propos, je pensais l'autre jour que c'est bien étrange et humiliant de se mettre à aimer un homme qu'on ne connaît pas, auquel on n'a jamais parlé et qui ne peut jamais, qui ne peut jamais... enfin I c'est égal, c'est tout de même humiliations, ce (mon misérable professeur de latin explique tout de travers, il me fit changer deux fois l'orthographe de Fedus, je ne voulais pas nommer le comte Fœdus mais Fedus, bien f e. Il m'a embrouillé et m'a fait écrire des bêtises, cette triple bête ! que je fais).

Et cependant ce n'est pas de l'imagination, je sens pour Alcibiade quelque chose d'étrange, quelque chose que je ne peux m'expliquer, dans mon ignorance je conclus que je l'aime. Ce qui m'ennuie, c'est que je crains de paraître ridicule dans ce journal. Il y a deux ans j'étais une enfant, un bébé, je ne suis pas beaucoup plus maintenant mais au moins ma personne a pris une apparence plus convenable et j'ai l'air d'avoir dix-sept ans. Quand je pense comme je devais être ridicule avec ma jaquette drôle et les cols si hauts ! Je portais tout cela par amour non, par admiration que j'avais pour la personne de M. de Hamilton qui portait les habits de la même étoffe que ma jaquette, et des cols hauts et rabattus devant. J'essayais aussi d'imiter ses gestes et sa pose, son regard, même sa figure. Maintenant que c'est passé, je peux tout dire. Dorénavant je dirai toute la vérité, sans rien céler pour ne pas recourir à des explications qui éloignées du fait peuvent être incomplètes ou inexactes.

Je me souviens un jour je m'habillai terriblement, une jaquette en étoffe velue couleur jaune, un col Hamilton de couleur rose et une cravate en satin rouge. Heureusement que je sortis en voiture et qu'il n'y avait pas beaucoup de monde. J'étais radieuse, satisfaite. Je suis à présent au-dessus de ces extravagances ou folies ou transports. Je ne me livre plus à ces admirations qui peuvent me rendre ridicule. J'admire mais je ne me fais point d'illusions. Ce qui est sublime chez un homme est hideux chez une femme. Chaque année je improve et je comprends de plus en plus mes défauts.

Si j'étais une dame ces extravagances m'iraient jusqu'à un certain point, mais dans mon état fi !

A six heures je sors avec Dina, nous faisons le tour du port. Il fait si frais qu'il fait froid.

On m'a volé un jour, nous ne partons que dimanche et on m a volé Piccon, ce cher Piccon qui commençait à me connaître et que je commençais à aimer.

Paul a vendu mon chien à ce misérable juif qui en voulait peut-être dix francs. Je n'en ai pas parlé; je crois que mon digne frère a voulu me fâcher, aussi pour le dépiter me garderai-je bien d'en rien faire paraître.

Tout d'un coup le soir je vais au théâtre, on donne un opéra-comique, je n'ai jamais vu "Le caïd". C'était amusant mais moins que les Durand chez Lewin où naguère régnait Mme Prodgers, et Mme Prodgers dans une loge à côté de Lewin chez Saëtone vis-à-vis. Pour final les Durand envoyèrent des bonbons à Mme Prodgers, des bonbons que Lewin leur avait apportés. Pauvre Prodgers, je te plains, va !

Mais ces Durand qui sautent, qui rient, qui se penchent, qui crient, qui se cramponnent, qui grimacent comme des singes ! ces Durand avec leur air étonné, leurs sourcils arqués, leur bouche entrouverte gaillardement et leurs bras allant comme les ailes d'un moulin, ces Durand sont agaçantes et stupides. Clémentine a une drôle de figure, un air étonné, avide, hébété grimaçant; elle est sûre de sa beauté, cette fille épatante. Sa beauté que je lui conteste par exemple ! Ce n'est pas une beauté, la beauté du diable et des manières terribles, voilà.

Nous étions cinq dans la loge: moi, Dina, Nadia, Bête et Bijou, en famille en un mot.