Bashkirtseff

Dimanche, 3 mai 1874

Orig

# Dimanche, 3 mai 1874

Je viens de marcher sur ma terrasse, il est huit heures du soir, toute la journée il a plu, ce n'est qu'en ce moment que l'eau a cessé de tomber. L'air est délicieusement pur, pendant cette promenade voilà quelle idée me traverse l'esprit: J'ai quinze ans et je n'ai pas écrit un seul billet, échangé une seule œillade, un seul baiser (quand à ce dernier, c'est inutile et mauvais mais presque toutes les filles de mon âge l'ont fait).

[En travers: C'est les miens qui me le faisaient croire en me faisant la morale. Ils excitaient mon amour-propre en disant que j'étais presque la seule ainsi pure.]

Il y avait, il y a trois ans, une espèce de bêtise avec Rémy de Gonzalès, mais il y a trois ans ! C'est trois siècles ou trois jours. Depuis cela, absolument rien, c'est désolant et stupide, car voilà trois ans de perdus. Tout cela, c'est parce que nous ne connaissons personne.

Je vais écrire au lieu de lire, car je suis le plus intéressant des livres.

Je me souviens à Bade, j'avais invité tous mes amis. Nous jouions à cache-cache, la bougie s'est éteinte, c'est ce que j'attendais, ayant soin d'être celle qui cherchait, alors je tendis ma main à Rémy qui la serra, mais après, le téméraire, cette canaille de Rémy voulut oser m'embrasser, mais par un mouvement adroit et étonnant, je me débarrassai [Rayé: vite] de sorte que au lieu de ma joue qu'il s'apprêtait à baiser avec un grand soupir, c'est ma main qu'il baisa en la saisissant de ses deux mains.

Le même soir, comme on devait sortir au jardin pour laisser aux autres le temps de se cacher, je me suis retrouvée avec lui au jardin et il approcha sa face si près de la mienne que je dus me reculer. Je suis contente de pouvoir dire que jamais une bouche impie n'a touché ma figure et que de mon côté je n ai jamais embrassé personne. La main ne compte pas. Stephan m'a aussi baisé la main.

[Rayé: Mais ce Gonzalès me]

Rémy devinait ma pensée, puisqu'il pensait comme moi, aussitôt qu'il se fit sombre il me retrouva je ne sais par quel hasard et comme pour débuter, me serra la main. C'est sans doute assez; mais après tout il ne m'a jamais rien dit, et pourtant je comprenais.

[Rayé: Pour finir] Lorsque ce garçon partait pour Stuttgart maman et moi nous nous trouvons à la gare, je tenais une fleur:

- - Donnez-moi cette fleur, Marie, pour que je puisse encore me souvenir de vous, dit-il [Rayé: presque pleur] les larmes aux yeux.

Je la lui tendis en riant: - Quelle bêtise.