Bashkirtseff

Vendredi 24 janvier 1873

OrigCZ

# Vendredi 24 janvier 1873

Aujourd'hui, c'est mon anniversaire. Je viens d'avoir treize ans.1

Nous sommes allées avec maman chez les Howard. Je suis restée avec les enfants dans le jardin.

Demain je monte à cheval.

En rentrant, je suis allée sur la terrasse. Quel beau point de vue on découvre de cette terrasse !

Tout à coup, au moment même où j'allais rentrer dans la villa, Mlle Collignon m'appelle:

- Venez, Marie !

A ce moment, sur la promenade, passait le duc de Hamilton.

Il portait le même costume que celui de l'autre jour. Il était très beau, mais il ne m'a pas vue. On m'a empêchée de le voir encore une fois. Il a disparu sans avoir pu me voir, jolie comme j'étais avec ma jupe verte et ma casaque grise. C'est dommage !

Que de fois je suis venue toute seule sur cette terrasse.

Un jour, il faisait sombre, le ciel était triste, un épais brouillard couvrait la mer et une partie de la ville. Il faisait très humide. Le duc de Hamilton juste ce jour-là passa au moment où j'étais accoudée à la terrasse.

Il était baissé dans sa voiture pour allumer son cigare, et sans doute il ne m'a pas vue.

C'est alors que je me suis fait cette réflexion:

"Un homme de trente ans, un homme qui ne connaît que courses, chevaux, tirs, chasse et adore le bon vin et les mau­vaises femmes, va chez sa maîtresse, allume son cigare d'un air tranquille et satisfait, et moi, folle que je suis, je le regarde et j'imagine qu'il ne peut seulement me voir !" J'en pense tout cela et j'ai pensé aussi que j'étais malgré tout très heureuse puisque ce jour-là, je l'avais vu et qu'au fond c'est la grande chose que je désire.

J'avais encore la vision du duc de Hamilton lorsque je suis venue blottir ma tête dans la poitrine de Mlle Collignon que j'ai embrassée plusieurs fois, tant au fond j'étais heureuse.